Soumis par Pierre le 5 mars, 2023 - 18:37.
« Autrefois, j'étais un fort mauvais poète, car je ne savais pas aller jusqu'au bout. »
- Gaston Miron (11.1)
Au moment où vous croisez une vieille connaissance au détour d'un coin de rue ou d'un commerce, le premier réflexe habituel, outre se saluer, est de prendre des nouvelles de chacun, de se mettre à jour : « Comment va ta vie? Les enfants? Dans quoi travailles-tu? La santé? », etc. La conversation peut sembler banale, elle peut prendre des directions surprenantes, mais elle ne fait habituellement pas de surplace.
Comme pour toute conversation qui se respecte, celle-ci culminera en un « Tu ne connais pas la dernière...? », le clou, le punch qui valait la jasette. La conversation a un début, elle se déroule et se termine. On ne passe pas trois minutes à se relancer « Bonjour! Salut! Yo!... ».
La chanson suivra ce même principe et obéira aux mêmes règles que toute composition littéraire : une amorce suivie d'une progression, même minime, qui apportera de l'information neuve jusqu'à une résolution satisfaisante et naturelle, comme dans tout bon film, livre, téléroman ou pièce de théâtre. Introduction, développement, conclusion.
[Maintenant c'est à mon tour de vous parler d'amour / J'espère ben réussir à vous le faire ressentir] (11.2)
Amener une histoire à son dénouement logique et émotionnel n'est pas toujours la tâche la plus évidente qui soit. Parfois, cela va de soi et on sait d'instinct vers où cela se dirige. D'autres fois, l'histoire peut se laisser désirer, demander du temps, de la recherche ou de l'introspection, question de bien traduire en mots un sentiment fuyant. Le développement d'un texte est souvent le point faible d'apprenti.e.s. Apprendre à aller au bout de son idée et de l'émotion, quitte à exagérer et à déborder, est une étape déterminante dans le développement d'une démarche chansonnière.
Le développement prendra différentes directions selon ce que l'on cherche à émettre. Il se pourrait que les mots vous dicte le chemin, selon le ton, le regard ou la nature de l'émotion ou du propos. Peu importe d'où vous partez, vous voudrez éviter de faire du surplace. Cela vaut tant pour les chansons « signifiantes » - perçues comme étant porteuses de sens et « respectueuses d'une certaine intelligence » pour certain.e.s - que celles parfois jugées « insignifiantes », ou perçues comme vide de sens et donc sans grande « valeur », pour une partie du public pouvant lever le nez sur des chansons plus légères.
Les couplets d'Agadou-dou-dou (11.3) comportent un minimum de signification pour contribuer au développement et servir le refrain, davantage porteur de son que de sens à proprement parler. Le narratif est à propos d'un mec qui succombe à la tentation, et pour laquelle il y aura conséquence, avec une morale à la clé. Les couplets sont-il donc de facto négligeables, voire insignifiants? Non. Sont-ils sans conséquences, et ne prétendent-ils à rien d'autre qu'à maintenir un intérêt en attendant le retour du refrain accrocheur? Oui.
Agir comme prétexte aux répétitions du refrain est le rôle fondamental d'un couplet. Celui-ci alimente l'histoire en détails qui la font progresser. Il est au service du refrain pour le mettre en valeur.
Dans le même ordre d'idée, je vous invite à jeter un coup d'oeil sur les couplets D'aujourd'hui ma vie c'est d'la marde où le propos sert, encore là, de prétexte à mettre en scène un refrain, accrocheur, jubilatoire et mémorable. Même minimal, le narratif cherchera l'atterrissage quelque part.
Votre objectif sera de piquer la curiosité dès votre première ligne, de maintenir l'intérêt de votre auditeur et de l'amener ailleurs. L'oreille cherche un mélange d'informations nouvelles et d'éléments répétitifs, pour sa satisfaction. Le but demeure de convaincre l'auditeur de la validité de votre proposition et de votre talent à nous la raconter. Voilà le genre de proposition dont l'objectif est atteint, c'est-à-dire : de faire ressentir, de divertir et/ou de proposer une réflexion.
Bon. Je me vois écrire cela, et tout de suite me revient en tête cet exemple, celui de la chanson de Patrice Michaud, Walkman. (11.4) La structure est d'une simplicité désarmante : trois répétitions de [T'ajustes le rythme de tes pas / sur celui du walkman...], suivies du seul couplet très bref : [T'avances, t'avances, tu dis / Ton cœur est solitaire / dans ton petit body / de bombe nucléaire]. Voilà un modèle de minimalisme réussi qui, sans ce couplet, donne un refrain mince et sans grande signification, outre pour le groove du phrasé. Parfois, cela ne demande pas plus.
11.1 Art poétique, Gaston Miron, La symphonie rapaillée, Spectra, 2014
11.2 - Juste pour voir le monde, La Chicane, (Alain Villeneuve) En catimini, DKD, 1998
11.3 - Agadou Dou Dou, Patrick Zabé, (Mya Simille, Michel Delancray, Gilles Péram), Agadou Dou Dou, Nobel, 1975
11.4 - Walkman, Patrice Michaud, Le triangle des Bermudes, Spectra, 2011
Soumis par Pierre le 6 mars, 2023 - 18:31.
Le texte de chanson se déploie de trois manières. Voyons d'abord l'état d'âme.
C'est certainement l'approche en développement la plus utilisée en chanson. La charge émotive prend toute la place et se raconte principalement à la première personne. Cela demeure le point focal du propos, peu importe l'endroit et le moment où cela se manifeste, et encore, s'ils sont seulement pris en compte. Les ici et maintenant sont implicites. Le temps est au présent, ce qui accentue l'effet dramatique.
La cause avant l'effet
La petite histoire de « La vie en rose » popularisé par Edith Piaf donne une idée du « comment » une chanson se tricote : « C’est une de ses amies, Marianne Michel, qui lui demande en 1945 à la terrasse d'un café d'écrire un morceau et inspire à Édith Piaf les premières notes et les premiers mots écrits sur une nappe de papier : « Quand je vois les choses en rose. » Marianne Michel lui fait remplacer « les choses » par « la vie ». Ensuite Henri Contet lui suggère de changer l'ordre, d'abord la cause « Quand il me prend dans ses bras.. » et ensuite l'effet « je vois la vie en rose ». Le texte définitif lui est offert par son auteur fétiche, Henri Contet, pour son anniversaire. Elle ignore cette chanson pendant plusieurs mois, puis la donne en primeur à Marianne Michel qui la popularise dans les music-halls parisiens, avant que Piaf ne l’enregistre le 9 octobre. » (11.5)
Le crescendo
La notion de crescendo (11.6 ) en musique est une notion fondamentale, et parfois subtile comme le nez au milieu du visage. Il est question d'accroître progressivement l'exécution du morceau, en créant une tension tant par l'exécution de l'orchestre que par le texte et l'intensité de l'interprétation, et d'y mettre toute la gomme possible pour atteindre les plus hauts sommets de conviction. À divers degrés, les chansons sont construites et arrangées pour atteindre des plateaux d'intensité. C'est un secret de Polichinelle qui m'a, personnellement, demandé un apprentissage musical certain avant d'en prendre la pleine mesure. D'où mon expression de « nez au milieu du visage » en ouverture.
Une ligne mélodique et/ou un arrangement gagnent à se déployer en un motif ascendant, débutant humblement pour atteindre un premier plateau au refrain, un autre à mi-chemin avant de conclure là-haut, tout là-haut dans l'échelle de la persuasion. Chanter, c'est persuader. Idem pour l'arrangement et l'orchestration qui viendront mettre l'épaule à la roue et donner de l'ampleur au morceau.
C'est le même principe pour le texte. Vos lignes gagneront à suivre la même courbe ascendante afin d'assurer une progression logique et émotionnelle. Vos éléments dramatiques auront avantage à être répartis graduellement afin de ne pas monter trop haut, trop vite. Si votre moment fort - votre punch – arrivait prématurément, à peine la première minute entamée, sauriez-vous le surpasser...? Si oui, c'est peut-être que vous appliquez déjà la technique du crescendo, et avez gardé le meilleur pour la fin.
11.5 - Nicolas d'Estienne d'Orves, « La vie en rose d'Édith Piaf » [archive], sur lefigaro.fr, 15 juillet 2011, http://fr.wikipedia.org/wiki/La_Vie_en_rose
11.6 - Crescendo : nom masc. signifiant augmentation, amplification progressive – Larousse.
Soumis par Pierre le 7 mars, 2023 - 20:23
Ordinaire, (11.7) le classique des classiques de Robert Charlebois, est le parfait exemple d'une chanson construite autour d'un effet de crescendo. La chanson comprend six couplets harmoniquement identiques de douze mesures chacun, en plus d'un autre, instrumental. La métrique des couplets est de six octosyllabes, la tonalité est en Ré mineur (Dm) avec une lente introduction piano et voix, avec à peine une touche de guitare.
Il n'y a pas de refrain à proprement parler dans ce morceau, puisque nous sommes en présence d'une forme musicale AAA, vu la répétition des mêmes blocs harmoniques, et de la même idée mélodique tout au long du morceau, Charlebois misera sur l'intensité et l'amplification, tant par l'orchestration qu'au niveau de l'amplitude du texte et de sa livraison vocale. Le placement de la voix, terne à l'amorce, s'animera au fil des couplets, jusqu'à devenir un cri du coeur où l'interprète dénonce [la guerre, la faim et la misère|, des situations bien pires que la sienne.
Le texte ouvre en faisant état de son nouveau statut d'idole populaire, avec lequel il compose difficilement : [Je suis un gars ben ordinaire / des fois j'ai pu le goût de rien faire]. La première ligne établit l'état d'âme (le quoi) et la grande fatigue du chanteur devant un succès qui le dépasse. La voix semble éteinte, lasse. Le premier couplet se conclut par un constat simple, l'aveu [Je suis un chanteur populaire], qui reviendra par la suite en effet de miroir.
Le stress envahissant est illustré dès la première ligne du deuxième couplet : [Vous voulez que je sois un dieu / Si vous saviez comme je me sens vieux] : insomnie, surmenage; seul le fait de chanter l'aide à se calmer. Cette fois, le constat de clôture du second couplet est déjà plus brutal : [Mais ce métier-là, c'est dangereux / plus on en donne plus le monde en veut]. Cercle vicieux, accoutumance, le succès tel une drogue forte, Charlebois poursuit la confession froide et lucide à propos de la suite des choses : [Quand je serai fini pis dans la rue / mon grand public je l'aurai pu […] Y en aura d'autres plus jeunes, plus fous / pour faire danser les bougalous]. Déjà, la voix monte d'un octave et se fait plus urgente; les violons apparaissent. Le temps presse.
Les quatrième et cinquième couplets, eux, établissent la profondeur des motivations de l'interprète avec une bonne dose de pathos pour établir sa crédibilité : [Chu pas un clown psychédélique / Ma vie à moi c'est la musique]. Comme pour en faire la preuve, un bloc instrumental prend le relais. L'orchestre fait la démonstration des prétentions musicales de l'interprète qui, s'accompagnant au piano, se livre à des cascades de notes digne d'un pianiste classique. Philosophe et humaniste, Charlebois clame : [J'aimerais bien me faire comprendre / je voudrais faire le tour de la Terre]. Une chanson où prédomine l'état d'âme requiert davantage de profondeur au fil des lignes, et voilà exactement ce qu'amène le texte de Mouffe qui, étant alors la conjointe et la muse de Garou 1er, bénéficiait d'une intimité privilégiée pour traduire les humeurs de l'artiste.
À partir de là, la dépression de l'interprète se relativise par la prise de conscience des tourments qu'il traverse et ceux de l'humanité : [Autour de moi il y a la guerre / La peur, la faim et la misère]. Le chanteur populaire se dévoile et exprime le souhait de fraterniser, [C'est pour ça qu'on est sur la Terre], avant de conclure et de ramener le propos à son énoncé de départ, mais en inversant la proposition du premier couplet, en toute humilité : [Chus pas un chanteur populaire / Je suis rien qu'un gars bien ordinaire]. Avec un accent d'insistance sur [rien] pour bien rendre la mesure de sa prise de conscience.
À partir d'un sentiment de profonde fatigue, l'artiste établit et tisse sa problématique personnelle patiemment, sans jamais en perdre le fil, jusqu'à établir une thématique universelle dans laquelle il trouvera sa place humblement, à titre de « gars bien ordinaire ». La boucle est bouclée, et on a nettement l'impression d'être allé au bout d'une déclaration, d'une prise de position logique et sentie.
Toutes les chansons n'utilisent pas cette technique à ce point, bien sûr, mais ce principe d'élévation et d'ampleur s'applique généralement dans le but d'éviter de faire du surplace. En cette époque de zapping effréné, conserver l'attention de quiconque représente un défi. Placer ses éléments en ordre d'importance ascendante demeure la bonne décision à prendre, qu'elle soit instinctive ou mûrement réfléchie.
11.7 - Ordinaire, Robert Charlebois (Mouffe/R. Charlebois, Pierre Nadeau), Ordinaire, Gamma, 1970. © Les Editions Gamma Ltée.
Soumis par Pierre le 13 mars, 2023 - 18:16
« Ça, c'est une bonne chanson. Au niveau de la structure, elle est bien écrite. » (11.8)
Une autre grande chanson construite sur l'approche de l'état d'âme et du crescendo, à la Ordinaire est Mathilde (11.9) de Jacques Brel. D'une intensité à couper le souffle, elle relate le dilemme entre le cœur et la (dé)raison d'un amoureux qui a connu connu la souffrance amoureuse et qui se voit retomber, malgré lui, dans les bras d'une ancienne flamme avec laquelle il a vécu une passion brûlante, voire toxique. Cette pièce est, à mon sens, un exemple flamboyant d'une véritable passion amoureuse mise en chanson, incandescente et dévorante, qui nous donne à voir un homme sur le point de se faire violence et repartir « au combat ». C'est un morceau de bravoure d'une rare intensité, évoquant le parfum volatil d'un amour explosif.
Une mise en garde donne le ton en amorce, la scène est sur le point de s'embraser : [Ma mère, voici le temps venu / d'aller prier pour mon salut / Mathilde est revenue]. Cette mise en garde s'étend aux proches, qui serviront de faire-valoir. En sous-entendu s'ajoute à l'état d'âme un contexte implicite de temps et de lieu. Outre la mère, on trouve aussi: [Bougnat (11.10), tu peux garder ton vin...], et [Toi la servante, toi la Maria...], Bref, [Mes amis ne me laissez pas / Ce soir je repars au combat / Maudite Mathilde puisque te v'là]. Cette ligne clôt le premier couplet en identifiant le contentieux on ne peut plus clairement. Nous sommes dans une relation amour/haine très, très forte.
Les deuxième et troisième couplets useront d'une figure de style, la personnification, pour incarner, par dissociation, les émotions conflictuelles qui habitent l'interprète: [Mon cœur, mon cœur ne t'emballe pas [...] Mon cœur arrête de bringuebaler...]; [Et vous mes mains restez tranquilles […] ne frappez pas […] rappelez-vous quand je vous pleurais dessus...]. La personnification de parties identifiables du corps trahissant progressivement son propriétaire illustre la lutte et la faiblesse de la chair contre la raison qui, de ligne en ligne, perd malgré elle ce combat inégal : [Vous mes mains ne vous ouvrez pas / Vous mes bras ne vous tendez pas...].
La dernière ligne du troisième couplet, soit [Sacrée Mathilde puisque te v'là], prépare l'abdication totale et irraisonnée, et le début d'un nouveau tour de manège infernal : [Ma mère arrête tes prières / ton Jacques retourne en enfer / Mathilde m'est revenue]. Non seulement les digues ont-elles cédées, mais nous assistons du coup à un tsunami émotionnel, à un revirement et un total lâcher-prise. Par un retournement de situation spectaculaire, Brel ordonne l'exact contraire de ce qu'il dictait plus tôt, allant jusqu'à renier le ciel en blasphémant : [Mes amis ne comptez plus sur moi / Je crache au ciel encore une fois / Ma belle Mathilde puisque te v'là te v'là]. Notez le possessif [ Ma ].
La chute contribue à faire de ce titre un parfait exemple d'une expérience émotionnelle concluante, en mode crescendo. Encore ici, le drame se vit et s'écrit au présent, ici et maintenant.
Et ce n'est certainement pas parce qu'on hurle le mot « passion » des dizaines de fois que celle-ci est forcément au rendez-vous. Si il y a un terme redondant en chanson, c'est bien celui-là. On ne veut pas le savoir, on veut la ressentir.
11.8 Eddy Przybylski, Brel, la valse à mille revers, L'archipel, 2008; tiré de http://fr.wikipedia.org/wiki/Mathilde_(chanson)
11.9 - Mathilde, Jacques Brel, Ces gens-là, Barclay, 1966 © Les Editions Jacques Brel, Edition Jacques Brel
11.10 - « Bougnat : n.m. Fam., vielli. Débitant de boisson […], souvent d'origine auvergnate. » - Larousse
Soumis par Pierre le 19 mars, 2023 - 18:32
La deuxième approche en développement, logiquement, est de témoigner d'un état d'âme X dans une situation Y identifiable de temps et de lieu. Cela contribue à matérialiser l'état d'âme dans l'esprit, dans le but de donner à voir, et laisser à ressentir. Le [Je] agit ou réagit à un moment particulier d'une journée ou d'une vie dans un endroit physique plus ou moins reconnaissable.
On y est déjà un peu dans Mathilde. [Je] interagit avec autrui dans un lieu reconnaissable, même vague. Implicitement, les QQQ&Où sont introduits dès l'amorce. Le lieu n'est pas spécifié, mais il est accessoire, de toute façon. N'empêche, on sent un ancrage solide, et l'histoire peut progresser.
Mes blues passent pu dans porte 11.11
[Tout' seul chez nous avec moi-même / tassé dans l'coin par mes problèmes] À partir des [problèmes] évoqués en amorce, une fine mécanique tombe en place. Dans les couplets suivants, la personnification est à l'oeuvre: le [frigidaire fait ben du bruit], [le téléphone, lui, y veut se taire], [la maudite poignée] qu'il suffit de tourner, deviennent des personnages et autant de faire-valoir qui assaillent l'interprète ou lui barrent le chemin, séquestré chez lui par une dépression plus forte que sa volonté.
Le fait de dépeindre ainsi un appartement étouffant ne peut que produire un effet de claustrophobie, et donne du poids au blues dont l'interprète fait les frais. Et pourtant, la solution est là, au bout de cette poignée qu'il faut tourner pour fuir : [J'aurais juste à me l'ver puis à tourner la maudite poignée]. Mais rien n'est jamais aussi simple : [Mais chu chez nous, pogné ben dur / J'tourne en rond (…) J'use mes jointures dans les coins sombres / à faire d'la boxe avec mon ombre]. L'ombre semble effectivement la plus forte des deux : [Au bout d'un round c'est moi qui perd / j'ai mal choisi mon adversaire], pour conclure à l'évidence que [Je l'sais faudrait ben que je sorte / Oui mais mes blues passent pu dans porte]. L'histoire va au bout de sa logique émotionnelle.
Je te regarde 11.12
Ce bijou de Geneviève Paris traite d'un coup de foudre que l'on devinera dans une soirée chez des amis, d'après les indices semés ça et là au fil du texte : [Je te regarde à l'autre bout de la pièce / Je te regarde sans que ça paraisse]. Ouvrir le morceau en y allant d'abord avec le refrain est un choix de structure qui sert bien l'auteure ici.
Première chose à remarquer : le titre, répété deux fois en alternance sur les lignes 1 et 3, est impossible à rater, et il résume l'intention de [Je] qui a l'oeil sur quelqu'un qui lui est littéralement tombé dedans. Le regard place l'intention (le quoi) d'entrée de jeu, et les couplets alimenteront le contexte et les détails, ligne par ligne : [À travers la fumée bleue des cigarette / je ne te quitte pas des yeux / et tout autour s'arrête (…)], [Tu parles à quelqu'un / je n'entends rien (…) J'attends et j'observe le mouvement de tes lèvres...].
Ligne après ligne, le récit progresse patiemment jusqu'à un dénouement satisfaisant sur les plans de la logique et de l'émotion : [La soirée s'achève / les derniers invités se lèvent (…) Je finis mon verre / puis je tourne la tête / Debout à l'autre bout de la pièce, tu restes / Et tu me regardes...] Dénouement prévisible, certes, mais concluant. On y croit. Avec un possible happy ending à la clé...
Au nom de la raison 11.13
Dans le cas de Au nom de la raison, l'emplacement physique du lieu est davantage suggéré que précisé : [Plus de raison d'exister / tes châteaux en Espagne sont effondrés / Sur ton lit, il y a ta valise ouverte / ta chambre est comme ta vie, sans queue ni tête]. On devine quelqu'un en transit, au propre et au figuré.
L'état d'âme est campée, grosso modo, à un moment clé de la vie de cette personne, lourd d'une charge émotive, d'un doute existentiel solide et vrai. La chambre évoquée est-elle dans un hôtel? Est-ce un pénible retour à la maison? L'absence de précision d'un quand et d'un où nuit-il au propos? Pas vraiment. La valise, le lit, la chambre sans queue ni tête fournissent l'essentiel des détails, tout en usant d'un flou artistique que l'auditeur peut aménager à sa guise. Pas nécessaire de préciser davantage l'habituel ici et maintenant. L'état d'âme passe avant tout le reste, dans un cadre de temps et de lieu.
Le second couplet suggère des motifs derrière le drame : [Tu pleures tes déceptions / Chacune des larmes qui coulent porte un nom / Mais pourquoi donc toujours fuir une tempête / qui n'existe que dans ta tête...]. La résolution logique de cette prise de conscience de celle qui observe la scène? [Au nom de la raison / tu as laissé passé, hier / des amours, des passions / Mais laisse donc ton cœur te guider...].
Le dilemme cornélien du cœur et de la raison se trouve tout résumé dans le refrain : [Au nom de la raison / tu as laissé passé hier / des amours des passions / mais laisse donc ton cœur te guider].
Le grand succès, et la véracité de cette pièce au fil des années ne se dément pas. Voilà un propos universel avec lequel on peut s'identifier, et qui résiste au passage du temps et à de multiples réécoutes. L'auteure pensait-elle à tous ces détails au cours de la rédaction? Peut-être, peut-être pas. Ce texte possède les caractéristiques d'un premier jet instinctif, et qui a pu être retouché par la suite.
11. 11 - Mes blues passent pu dans porte, Offenbach, (Pierre Huet/Gerry Boulet, Breen LeBoeuf), Traversion, Kébec-Disc, 1978 © Les Éditions Offenbach / Éditions Vehemelle / Les éditions Bouche à bouche.
11.12 - Je te regarde, Geneviève Paris, Miroirs, Audiogram 1990 © Les Éditions Musi-Art
11.13 - Au nom de la raison, Laurence Jalbert, (L. Jalbert/Pierre Carter), Laurence Jalbert , Audiogram, 1990 © Avenue Éditorial
Soumis par Pierre le 23 mars, 2023 - 17:25
Les anglophones appellent cela « Make a statement ». Littéralement traduit, c'est « faire une déclaration », Au sens plus large cela revient au fait d'avoir de quoi à dire, de prendre position et s'assumer. À se mouiller. À choisir son « camp ».
La mise en situation demande un minimum de contexte concret, c'est le but de l'exercice. C'est choisir son angle d'approche, voir et ressentir la suite des choses. Quelle direction l'histoire va-t-elle prendre?. Est-ce l'auteur qui détermine la conclusion dès le début, ou est-ce plutôt l'histoire qui dicte la voie? Les deux voies se peuvent. L'idée, c'est de repérer où aboutir.
Déchirer le bail 11.14
Aller au bout de mon histoire, c'est le dilemme que j'ai eu à résoudre au moment d'écrire
« Déchirer le bail ». Le sujet raconte au [je] une séparation comme il y en a plein, avec des émotions parfois ambivalentes pouvant en découler, et des rebonds qui s'ensuivent.
La chanson ouvre avec une monosyllabe soutenue: [Seul, je reste dans l'appartement / l'avenir commence dès maintenant / L'amour vient de déménager / elle est partie, c'est terminé]. L'enjeu et les circonstances sont établis dès le premier couplet : on est ici et maintenant, les circonstances sont celles énoncées, avec comme résultat : elle est partie.
Si je savais comment déployer mon premier couplet par une mise en contexte claire dès le début, j'étais encore à la recherche de la conclusion du texte, de l'angle, de la chute qui tue et m'éludait sans cesse. Je cherchais un ton, une attitude issu d'un résultat, d'une confession, en envisageant de l'auto-dérision. Quelle chemin cela prendrait-il? Ça m'échappait.
Le second couplet élabore davantage : [Ici les murs respirent encore / de nos déceptions, de nos torts...], illustrant l'amertume de disputes encore récentes. La ligne suivante, [Enfin je devrais faire la fête / mais je ne comprends pas ce qui m'arrête] a pour but d'introduire une problématique, une ambivalence qui ne devrait pas être là – en principe pour un jeune homme nouvellement célibataire – dans le but d'introduire le premier refrain et le titre, voulu immanquable : [Il est arrivé le jour de déchirer le bail (bye, bye)/ Le bail de notre amour / et je me dis « Vive le célibat! »], mi-figue mi-raisin, comme pour me convaincre que tout va pour le mieux. Et pourtant...comme chantait Aznavour.
La deuxième moitié du refrain est une variante de la première : [Pour elle et pour moi c'est le jour / de déchirer le bail], et le constat, [mais c'est dur de déchirer une partie de moi] en guise d'aveu d'une rupture qui ne se fait pas sans douleur.
La voyelle [a], la consonne [b] et, dans une moindre mesure, les semi-consonnes [j] et [w] produisent les phonèmes [/baj/], [/ba/] et [/wa/] : [Bail / bye / céli-bat/ m-oi] forment la base d'un écho sonore, d'une tapisserie auditive qui unifie et ajoute de la musicalité au texte. Au point de vue de l'arrangement, cela était l'évidence même à exploiter à cet endroit.
Troisième couplet, allons de l'avant : [Je replace les murs comme avant / que l'amour ne devienne tourment / Je saurai bien me retrouver / la Terre n'arrête pas de tourner]. Je trouvais intéressante la métaphore de replacer des [murs] afin de retrouver son identité propre, de reprendre des habitudes et des façons d'être sublimées pendant la vie de couple. Mais peut-on jamais reprendre exactement sa vie au même endroit que jadis? En filigrane, persiste un malaise.
[Dehors y a des filles plein la rue / qui savent en mettre plein la vue / Je les imaginais faciles...] raconte le dernier couplet. Progressivement la vie reprend, je recommence à sortir, et là... La dernière ligne se laisse désirer, attendre... et attendre... Je m'en vais où avec ça? Je cherche à dire quoi au juste? Je veux me dépeindre, mais quelle conclusion dois-je tirer? Où est la morale de l'histoire? Une qui me déplait? Comme par exemple : que l'herbe est toujours plus verte ailleurs? Est-ce bien ça que je cherche à dire?
Voilà le genre de ruminations que j'entretenais pendant la création du texte : rien n'est jamais aussi facile qu'on veut bien se le faire croire. Que je devais regarder la vérité en face et retirer mes lunettes roses. Et comme je cherchais une rime avec [faciles], l'évidence s'est imposé : [ comment ai-je pu être... imbécile?]
C'était ça que je cherchais. Une conclusion e nette et franche, avec de l'auto-dérision, pour aller au bout de mon idée. Une chute auto-critique interrogative, et me montrer vulnérable. C'était le chemin à suivre pour une conclusion logique et émotionnelle satisfaisante et vraie. Façon de parler, je devais faire face à la musique.
Exactement le même genre de regard et d'incrédulité face à soi-même que se pose Marc Déry dans le contexte de l'Amuseur oublié : [Comment est-ce possible d'être aussi idiot?] 11.15
11. 14 - Déchirer le bail, Jolicoeur, (Jolicoeur / Fabiano), Terre et ciel, 1997 © Jolicoeur
11. 15 - L'amuseur oublié, Marc Déry, (M. Déry/M. Déry, Michel Dagenais) 4, Audiogram 2011
© Avenue Éditorial