Soumis par Pierre le 11 août, 2016 - 23:28.
« Les mots sont ainsi faits que tantôt tu t'attaches à leur sens, et tantôt à leur sonorité. » - Armel Louis 5.1
[Écris-moi des mots qui sonnent / des mots right on / avec la rythmique...] réclamait, piaffant d'impatience, une Céline Dion prête à conquérir le monde, bardée d'un texte flamboyant signé Luc Plamondon. [Des mots qui résonnent [...] qui raisonnent […] des mots qui cognent / sur l'accent tonique] martelait le refrain, devenu depuis le cliché de ce à quoi doit correspondre (en principe) un texte de chanson pour connaître du succès, fut-il (apparemment) au détriment d'un certain contenu, selon une perception populaire répandue et que j'ai maintes fois entendue dans mes ateliers.
Toutefois, ce n'est qu'une fois le nez dans Des mots qui sonnent (5.2) que l'on réalise à quel point la forme et le fond s'unissent pour transcender un thème apparemment égocentrique et anodin. Plus encore, comptez sur M. Plamondon pour y injecter une pointe d'angoisse existentielle entre les lignes, où le banal et le tragique ne sont jamais étrangers l'un à l'autre, comme souvent dans son oeuvre.
Les voyelles, consonnes, assonances et allitérations, les rimes internes et en fin de ligne, le balancement rythmique, la loi du moindre effort; ce sont tous des éléments d'un texte qui « sonne ». Arrêtons-nous plus avant sur ce classique issu de Dion chante Plamondon.
Le propos d'ensemble du texte de Luc Plamondon dégage, à la première impression, un parfum de superficialité et d'égocentrisme : la star qui pense à sa carrière avant tout, peu importe qu'il faille pressuriser l'auteur. Cette exigence viscérale de l'interprète démontre un formidable instinct de survie pour une artiste qui cherche à s'imposer et à prendre sa place pour atteindre de plus hauts sommets. L'état d'âme de la diva apparemment imbue d'elle-même se transforme alors en cri du cœur, dont suinte une vulnérabilité certaine : [Come'on baby, fais-moi une chanson / Réponds au moins au téléphone […] / Mais moi j'ai besoin de ma chanson / Toutes mes lignes de téléphone sonnent / J'suis bookée à la télévision / Dans tous les shows de promotion].
Le langage est celui du quotidien, familier, et collé aux priorités immédiates de la chanteuse. On y trouve même des allusions aux rouages du métier de chanteuse populaire. Le succès de sa carrière est tout ce qui compte, elle qui rêve de lignes [Qui swinguent comm' du Sting / qui sonnent comm' du Jackson ]. Les rimes internes sont à l'avenant selon les célébrités suggérées : [ing], [onn]. On vise les ligues majeures, et on se donne les moyens pour les atteindre.
Écrit du point de vue de l'interprète, le texte prend même des accents satiriques en abordant le propos à contre-pied en dépeignant habilement les aléas du parolier jonglant avec les mille tracasseries d'avoir à livrer, pour hier, [des mots qui donnent / un sens à ma musique]. Le contenu semble compter pour quantité négligeable: [Tu peux parler de tout de rien], bien que cela ne soit pas tout à fait sans importance, d'autant plus que l'auteur a avantage à [Pense[r] à [s]es droits d'auteur], ligne auto-dérisoire de la part de Plamondon s'il en est une.
Bref, en dépend presque la vie de la star sinon, gare aux conséquences et aux répercussions : [Qu'est-ce que j'vais faire / si j'ai pas ma chanson / De quoi j'vais avoir l'air? Allo! / J'leur ai promis un numéro un / J'suis en studio demain matin]; rien de moins que la catastrophe, quoi! Et bonjour la pression sur les épaules du pauvre parolier...
Soulignons la rythmique rigoureuse des lignes de chaque couplet, correspondant toutes à une ligne de 9 pieds suivie d'une autre de 8, soit une cadence sans faille, exception faite des deux premières lignes du troisième couplet induisant une sortie de refrain tout en groove avant de retomber dans la rigueur métrique des couplets.
À l'intérieur de cette métrique précise, on y répertorie des phonèmes qui vont de monosyllabes à des mots de quatre syllabes; dans chaque paire de couplets, les rimes masculines et féminines sont homogènes et alternent en voyelles tantôt fermées, tantôt ouvertes : [on] et [onne] pour les deux premiers, [ain] et [o] pour les deux derniers.
Les assonances foisonnent : [...une chanson / Réponds...], [mes lignes de téléphone sonnent], [Qu'est-ce que j'vais faire […] De quoi j'vais avoir l'air?]; [des mots qui sonnent / donnent / sonnent / cognent], [une vidéo - oh! / scénario], etc.
Une rythmique musicale implacable appuie l'intensité du propos sans jamais lui voler la vedette : les syllabes roulent sur un patron rythmique facile à tenir en bouche et produisent des lignes accrocheuses porteuses d'une charge émotive bien formulée, et qui, attrapées au vol par l'auditeur n'ayant pas le texte sous les yeux, tomberont dans son oreille et sous le sens pour se fredonner sans même y penser...
La perception populaire générale est parfois sévère envers ce genre de texte, où l'approche sonore semble prédominer au détriment d'une certaine valeur littéraire et narrative. Ce ne sont pas les précédents qui manquent dans l'histoire de la pop, et vous-même avez certainement votre idée à propos de bien des chansons qualifiées de légères, sinon d'« insignifiantes » et qui ne vont pas chercher bien loin.
Toutefois : 1) les apparences sont souvent trompeuses; 2) la chanson est avant tout un divertissement avant d'être un traité de philo, et 3) il suffit souvent d'avoir le nez dans ledit texte pour nuancer une perception sommaire ou catégorique. Des chansons légères, qui privilégient le son avant le sens, on en trouve chez presque tous les artistes, même chez les plus grands : je pense ne serait-ce qu'aux Beatles, dont les fondations du succès reposent avant tout sur le son, et qui n'ont pas toujours péché par excès de signifiance...
5.1 - Armel Louis, Rimes et assonances, Le Robert, 1997
5.2 - Des mots qui sonnent, Céline Dion, Dion chante Plamondon, (Luc Plamondon / Aldo Nova, Marty Simon), Les éditions Mondon, Les éditions Caporuscio, Polygram Music, Sony Musique, 1991
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Soumis par Pierre le 19 août, 2016 - 22:06.
Le catalogue complet du plus grand des boys bands témoigne de l'art de faire sonner un texte par l'usage de mots simples et faciles à chanter sur des lignes mélodiques contagieuses et aux accents toniques bien appuyés; détails non négligeables en ce qui concerne les chansons de John Lennon et Paul McCartney. La facilité à fredonner leurs paroles a certes été un atout dans le rayonnement mondial de leur répertoire.
Recensez-les. Des « yeah, yeah yeah » de She Loves You à « I wanna hold your haaaaand »; de « It's been a haaard daaay's night » et autres « Can't Buy Me Loooove » en passant par « All You Need Is Looove », « Heeey Juuude » ou « Let It Beee », leurs titres regorgent d'émotions simples et universelles, auxquelles plusieurs générations s'identifient. Des voyelles ouvertes faciles à tenir, des mélodies aux mouvements conjoints – pensez à la disposition des notes sur un escalier en montant ou descendant une marche à la fois, sans sauts de marches et avec une grande économie d'effort - et vous avez là des pistes pour définir leur génie musical.
À leur début, les thèmes chantés n'allaient pas chercher plus loin qu'à plaire à leur premier public, soit les jeunes filles en pâmoison hurlant à pleins poumons leur amour de John, Paul, George et Ringo. Le vocabulaire est alors d'une simplicité désarmante, les lignes sont courtes et bien ciselées et c'est le festival du pronom : Love Me Do, P.S. I Love you, From Me To You, Please Please Me, She Loves You, Hold Me Tight, I Wanna Be Your Man et autres Thank You Girl.
Ceux-ci évolueront graduellement de la première personne à la deuxième – de Love Me Do à From Me To You, par exemple – à la troisième, avec She Loves You : [Elle t'aime toujours / Elle me l'a dit hier / Demande lui pardon / Parce qu'elle t'aime encore...].
Les lignes sont faciles à harmoniser, et le rendu sonore demeure le seul objectif du groupe : en guise d'exemple, les deux comparses déclineront le suggestion du père de Paul de remplacer les « yeah, yeah, yeah » qu'il juge trop américain, pour des « yes, yes, yes » davantage britanniques, mais ô combien moins rock 'n roll...
La minceur des sujets n'empêchait en rien John Lennon d'exprimer toute sa vulnérabilité amoureuse, sa crainte du rejet et sa jalousie maladive. Et cela ne l'a pas empêché de pondre des tissus de clichés tel que It's Only Love (5.3), qu'il détestait : « J'ai toujours eu honte de cette chanson à cause des paroles affreuses » a-t-il déjà déclaré à son propos. À noter que Lennon jugeait de la valeur de ses chansons davantage sur l'angle des paroles, jamais à propos de la mélodie.
Le développement du texte n'est pas forcément à son goût, si j'ai bien compris. Des contradictions apparaissent au fil des couplets, passant de ressentir des papillons et de la timidité (possible) à la dispute quotidienne et au sentiment d'avoir de quoi à se faire pardonner. Lennon avait surtout le sentiment de dire des « platitudes », dans le contexte d'avoir de la pression à produire deux albums par année. D'ailleurs, le titre d'origine That's A Nice Hat le démontre bien. 5.4
Cette vulnérabilité à fleur de peau se distingue dès ses premières compositions et apporte néanmoins de la sincérité et de l'authenticité au moulin, et s'oppose à l'éternel optimiste qu'était Paul « We can work it out » McCartney. Progressivement et rapidement pour les deux comparses le propos se raffine, et les thèmes gagnent en substance et en introspection : Help!, Think For Yourself, Nowhere Man, Yesterday, In My Life, Strawberry Fields Forever, etc. Et cela sans jamais perdre ni la main, ni l'oreille pour ce qui est de faciliter l'exécution, à tous niveaux.
I'll Be Back
Pour illustrer l'importance de privilégier la simplicité sonore, prenons l'exemple entendu sur le coffret Anthology des années quatre-vingt-dix, particulièrement par le démo de I'll Be Back (5.5) d'une minute et treize secondes paru sur le disque 2 du coffret 1. Le groupe joue alors la chanson sur un rythme ternaire, et tout va relativement bien, quoique l'on sente une certaine précipitation dans la livraison, et ce jusqu'à ce que John trébuche dans son texte, tout juste passé la soixantaine de secondes, et s'exclame : « C'est trop dur à chanter! ». (5.6) Le groupe la reprend alors en binaire, et tout de suite, on sent que les lignes respirent et que la chanson retombe sur ses pattes.
Au fil des années et des succès, le groupe a évolué à un point tel qu'il a a profondément marqué son époque sur le plan culturel, et peut se vanter d'avoir changé le monde dans un sens plus large. Mais la nature profonde du groupe, celle du boys band, n'est jamais loin.
Because
Sur leur dernier album enregistré, Abbey Road, la pièce Because démontre toute la virtuosité vocale du groupe, en plus de faire la preuve qu'une chanson est avant tout matière de paroles sur une mélodie, et cela avant tout arrangement musical. Parue sur le coffret 3 de Anthology, la version a capella laisse toute la place aux voyelles, à la simplicité du vocabulaire et aux images zen : [Because the world is round […] Because the wind is high […] Because the sky is blue […]] Les voyelles sont amples, les sons en [a] sont omniprésents, bref, un excellent prétexte à harmoniser à la Everly Brothers, leurs idoles de jeunesse.
Encore ici, la simplicité du son, du vocabulaire, des émotions – pour ne pas dire leur simplisme – est au rendez-vous. On n'est pas si loin de Love Me Do finalement, titre dont Paul encensait la simplicité philosophique en 1967 : « Love Me Do est notre plus grande chanson philosophique parce que, pour être aussi simple et vrai, il faut que l'idée soit incroyablement simple.» 5.7
Sept ans après leur premier single, la boucle se bouclait non sans une certaine béatitude toute... beatle-ienne.
5.3 - It's Only Love, The Beatles, Help!, Capitol, 1965
5.4 - Steve Turner, The Beatles : A hard day's write, MJF Books, p. 125
5.5 - I'll Be Back, The Beatles, A Hard Day's Night, Capitol, 1964
5.6: « It's too hard to sing! », John Lennon, demo de I'll Be Back, Anthology I, 1994
5.7: Rapporté par Steve Turner dans The Beatles : A hard day's write, MJF Books, p. 32
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Soumis par Pierre le 16 septembre, 2016 - 20:49.
Les voyelles
Cela dit, quel est le rôle d'une voyelle au juste? « Les voyelles servent à porter la voix, à parler à voix haute, à chanter. », nous enseigne la linguistique. (5.8) Avec les consonnes – qui, en chanson, serviront notamment d'appuis rythmiques - elles constituent le fondement du langage verbal que nous utilisons quotidiennement. Si les voyelles servent à chanter, que voilà une piste intéressante à suivre pour faire de la chanson.
L'usage des voyelles (et de la parole tout court) est évidemment lié à celui de l'appareil phonatoire de l'interprète, qui utilise la colonne d'air expulsé des poumons et passant par la trachée, les cordes vocales, le larynx, la mâchoire, le palais, les lèvres, le nez et ses résonateurs les sinus, et ce dans le but de produire des sons. 5.9
Autrement dit, le choix des mots, des voyelles et des consonnes facilitera les positionnements de la mâchoire dans le but d'arrondir la fluidité de la livraison.
Si l'on n'a jamais chanté ou lu à voix haute ses propres mots, il devient impératif de s'y mettre et d'en tester la sonorité à voix haute. Avant d'être un exercice littéraire sur papier, la chanson est une œuvre destinée à vivre dans l'espace sonore, au risque de me répéter. La figure de style à propos de la répétition des voyelles se nomme assonance, « une homophonie de voyelles [qui] joue souvent le rôle de rime discrète. » 5.10
[D'heure en heure, l'apiculteur se meurt] - Alain Bashung, L'apiculteur
[Dans un marais de joncs mauvais, y'avait / Un vieux château au long rideau, dans l'eau] - Félix Leclerc, Bozo
Allo maman bobo - Alain Souchon
Les consonnes
L'autre bloc constitutif du langage. « Les consonnes sont des sons qui sonnent avec les voyelles. Les consonnes rendent le flot sonore des voyelles plus faciles à découper et à reconnaître. » 5.11 La consonne est cette particule de la langue sur laquelle l'interprète, en chanson, s'appuie pour accentuer, donner de l'allant, du rythme et du swing à ses lignes; raison de plus pour lui faciliter l'élocution.
Les consonnes jouent le rôle de « ponctuation rythmique » (5.12) dans la livraison vocale. Le propre sens rythmique de l'interprète fera une différence dans l'interprétation, mais il ne pourra ajouter à votre texte ce qui ne s'y trouve pas déjà, à moins de le réécrire; faites alors en sorte qu'il ait votre assentiment avant de procéder.
« Dans l'articulation, ce flot sonore est interrompu totalement, comme par le [t] dans le mot été, ou ne fait qu'être ralenti, compressé, comme le [s] dans assez. Une musique produite par les vibrations de l'air, au niveau du larynx, rend ce flot consonantique sonore, comme dans le [z] de azur. Mais sans vibration, les consonnes ne sont que des bruits, comme le [s] de assez. » 5.13
[T'auras ri si t'auras vu ta Rita roter ton ragoût] - Plume Latraverse, La bienséance
[Ce soir au bar de la gare Igor hagard est noir] - Boby Lapointe, Ta Katie t'as quitté
[J'ai marqué d'une croix la clôture de ta cour] - Richard Desjardins, Quand j'aime une fois j'aime pour toujours
L'harmonie imitative
La figure de style pour enfiler les consonnes se nomme allitération, une technique très fréquente en chanson comme chacun sait, et qui est une enfilade de consonnes identiques ou similaires sur une même ligne ou un ensemble de lignes. L'allitération et l'assonance relèvent de l'harmonie imitative, et les dissocier est virtuellement impossible, voire inutile, les consonnes et les voyelles travaillant de concert pour former le langage quotidien. L'usage de l'harmonie imitative est justifiée en chanson par l'empreinte sonore qu'elle imprègne sur la mémoire.
5.8 - Structure du français moderne P. Léon & P. Bhatt, CSPI, 2005, p.42
5.9 - http://outilsrecherche.over-blog.com/page/Notes_131_Lappareil_Phonatoire_Humain-3083095.html, voir image 1.3.1.3
5.10 - Les figures de style, Henri Suhamy, Que sais-je, PUF, #1889
5.11 - Structure du français moderne, P. Léon& P. Bhatt, CSPI, 2005, p.47
5.12 - Écrire une chanson, Robert Léger, Québec Amérique, p.126
5.13 - Structure du français moderne, P. Léon & P. Bhatt, CSPI, 2005
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Soumis par Pierre le 18 octobre, 2016 - 15:05.
La production des voyelles et des consonnes varie selon les sons à produire, à l'évidence. Produire une voyelle s'appuie essentiellement sur la poussée de la colonne d'air dans l'oesophage et le positionnement de l'appareil phonatoire.
On appelle voyelles ouvertes les positionnements les plus faciles à tenir, comme le son [a/wa] dans [Cré-moi, cré-moi pas / quelque part en Alaska] (5.14), ample en bouche. Le [â] plus gras de [Quand j'vas être un bon gars / pas d'alcool pas d'tabac], (5.15) demande (à peine) davantage d'effort de positionnement phonatoire, comme les sons [à] et [an], exemple: [avant]. Idem pour les [in] de [rien], [un] de [brun], [é] de [été] ou [oe] de [pleure]; toutes des voyelles ouvertes, ainsi nommées pour l'effort phonatoire minimal qu'elles requièrent, nada.
Les voyelles dites fermées demandent une ouverture du moule phonatoire plus restreinte dans la modulation du son, déplacent moins d'air et donc déploient moins d'amplitude. Cela demande un rien plus d'effort au moule phonatoire et entrave (un peu) la projection de la note. Elles vont comme suit : le i de [fini], le ou de [chou], le on de [bon], le eu de [feu] et le u de [ulule].
Est-ce à dire qu'on ne peut pas utiliser ces sons dans une chanson? Non. Les [Capri, c'est fini / et dire que c'était la ville de mon premier amour] (5.16), [Hou, un Hibou qui faisait hou] (5.17) et autre [Feu, feu, joli feu, ton ardeur nous réjouit / feu, feu, joli feu, monte dans la nuit] (5.18) démontrent bien que l'un n'empêche pas l'autre non plus.
Disons que les voyelles ouvertes optimisent les possibilités pour qu'un texte soit facile à chanter et pour que l'interprète puisse respirer et pousser aisément quand l'intensité du moment le commande. Cela dit, la palette des voyelles est à votre disposition.
Le parolier en herbe gagnera à mettre en pratique le humming, qui consiste en un exercice de réchauffement de la voix par le placement du son au niveau de la bouche et du nez. L'exercice « A – E – I – O – U - OU » permet de se familiariser avec le son des voyelles en glissant graduellement de la voyelle ouverte [A] vers le [I] semi-ouvert et jusqu'au [OU] fermé. L'exercice vaut le détour, ne serait-ce que pour développer son oreille ainsi qu'une certaine conscience du son. Liez-les doucement en passant de l'une à l'autre, sur une même note pour les sentir en bouche et vous familiariser au son.
Classement des consonnes
Le classement des consonnes consiste à les répertorier par mode de production, et peut sembler ajouter à la complexité linguistique. Sans vouloir alourdir le propos, survolons les méthodes de classement, selon le précis de linguistique cité en bas de page. 5.19
« L'occlusion [est] la fermeture complète, mais momentanée, de l'appareil articulatoire, et caractérise les consonnes occlusives, comme : [p] dans pas, [t] dans tes, [k] dans cas, [b] dans beau, [d] dans dé, [g] dans gai, [m] dans mer et [n] dans nez, [...]; on les appelles aussi des momentanées.
« La friction [est] le resserrement continu de l'appareil articulatoire produisant ainsi un bruit de frottement, qui caractérise les consonnes fricatives, comme : [f] dans feu, [s] dans ceux, [ʃ] comme chez, [v] dans vous, [z] dans zap, [ʒ] comme joue, [ʀ] comme ri, [l] dans lie; on les appelle aussi continues parce qu'on peut les prolonger.
« Toutes les consonnes peuvent également être classées selon le mode d'expulsion de l'air, soit par la bouche, soit par la bouche et le nez. On peut les classer comme étant des :
- orales : l'air passe uniquement par la bouche, comme pour les [p], [t], [k], [b], etc.
- ou nasales : l'air passe par la cavité nasale, comme pour les [m], [n], notamment.
« On classe encore les consonnes selon la présence ou l'absence de vibrations des cordes vocales : - si elles ne vibrent pas, il s'agit alors d'une consonne non-voisée, appelée aussi consonne sourde : [p], [t], [k], [f], [s], [ʃ] - si elles vibrent, il s'agit alors d'une consonne voisée, appelée aussi consonne sonore : [b], [d], [g], [v], [z], [m], [n], [ɲ] comme dans parking et [ŋ] comme agneau. »
Enfin, il reste le classement des consonnes selon leur lieu d'articulation, c'est-à-dire l'endroit où la consonne est articulée et créé dans la bouche, et plus précisément celles produites par :
- les lèvres, les labiales : B, P, F, M, V;
- la langue qui claque entre les dents, les dentales : D, T, L;
- les palatales, de la région avant du palais :
- les chuintantes Ch et J, et la nasale Gn;
- les vélaires, produites par le voile du palais : les K, G, W;
- et l'uvulaire ʀ, de la luette.
Plus spécifiquement, les consonnes se définiront ainsi :
- les occlusives non voisées [p], [t], [k], sont perçues comme des bruits d'explosions qui paraissent durs et inharmonieux.
- les occlusives voisées [b], [d], [g], […] ajoutent à l'explosion un apport des cordes vocales créant un voisement qui les rend moins dures à l'oreille.
- les fricatives non-voisées [f], [s], [ʃ], […] sont des bruits de forte friction et peu de résonance;
- les fricatives voisées [v], [z], [ʒ], […] ont un peu moins de friction et plus de résonance; les fricatives voisées [l] et [ʀ] ont très peu de friction et une grande résonance. On les considère comme les plus harmonieuses des consonnes car elles sont acoustiquement très proches des voyelles. »
5.14 - La complainte du phoque en Alaska, Beau Dommage, (Michel Rivard) Beau Dommage, CBS 1973
5.15 - Le bon gars, Richard Desjardins, Tu m'aimes-tu, Les derniers humains, 1990
5.16 - Capri, c'est fini, Hervé Vilard, 1965
5.17 - Hibou, Claude Dubois, 1975
5.18 - chanson traditionnelle
5.19 - Structure du français moderne, P. Léon & P. Bhatt, CSPI, 2005, p.51
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Soumis par Pierre le 19 octobre, 2016 - 12:31.
La javanaise est l'un des premiers tubes mondialement connu de Serge Gainsbourg, popularisé à l'origine par Juliette Gréco. Le ciment de cette oeuvre exquise est assurément l'harmonie sonore, une figure de style qui recoupe l'agencement des assonances (voyelles) et des allitérations (consonnes). Les dissocier est virtuellement impossible, puisque l'un repose sur l'autre pour émettre et découper le son de la parole et former le langage signifiant. L'usage de l'harmonie sonore est justifiée en chanson pour l'empreinte qu'elle imprègne sur la mémoire.
Utilisée de main de maître, cela donne au final un chef-d'oeuvre de deux minutes trente, qui est certainement l'un des exemples les plus raffinés qui soit en chanson. 5.20
Le javanais : un code
Pour Juliette Gréco, la javanaise, « [c]'est d'abord un jeu, pas un jeu de mots, mais un jeu avec les mots grâce auquel ils prennent une valeur, une couleur beaucoup plus forte. J'avoue j'en ai bavé pas vous — C'est superbe. Il l'a appelée comme ça, mais la chanson n'a rien à voir avec le javanais tel qu'il se parlait autrefois. Ceci est beaucoup plus fort, beaucoup plus musical. » 5.21
Le javanais se trouve à être une codification du langage par l'inclusion des phonèmes [av] et [ev] devant toute consonne ou groupe de consonne, à l'exception de la dernière d'un mot. Par exemple, le mot départ deviendrait « dépAVart », chemin donnerait « chEVemin », et ainsi de suite. Mais on ne pourrait faire « amourAV », selon la règle édictée. 5.22
Gainsbourg ne va pas aussi loin, heureusement. Il se contente d'offrir une chatoyante proposition auditive toute en harmonie imitative et en fluidité, par la combinaison des voyelles dites « orales » [a] et [e], et l'obsédante fricative voisée [v]. Liées les unes aux autres de facto par la production de sons issus d'une douce friction entre les lèvres, cela donne ici les [Avril], [À votre avis] et autres [La vie]; et là, avec une autre fricative voisée, les chuintantes [J'avoue], [J'avais] et autres [javanaise].
Les occlusives orales [b] et [p], et la dentale [d] ajouteront à l'attaque consonantique feutrée, par les [bavé], [pas vous] et [d'avoir]. La voyelle orale [ou] s'invite pour produire les [avoue, vous], et plus loin [amour]; les voyelles nasales [ɑ̃], [envie de voir en vous], et [ɛ̃] comme dans [en vain] s'ajoutent, en plus de permettre une permutation sonore [en v] pas piquée des vers. Vient ensuite le phonème [ev], et les [eu vent de vous], résonneront au fil des lignes, en plus des sons [é] et [wa], qui complèteront les assonances de cette fine dentelle.
Produire une voyelle en chantant est la base de la musique et de la parole. Pour s'en convaincre, voici un exercice très simple pour entendre votre texte différemment. Épurez les lignes des consonnes de quelques lignes du morceau et vous aurez : [A-ou / en-é / â-é / â-ou / on-a-ou], [a-an / a-wa / eu-an / e-ou / on-a-ou]. Sans aucun effort, les voyelles font chanter la voix.
De même, soustrayons les voyelles et nous avons : [J-v / j-n / b-v / p-v / m-n-mr]. Nous obtenons beaucoup moins d'informations. Sans voyelles, les consonnes ne produisent rien, linguistiquement parlant. Sans consonnes, la parole semble immatérielle et aérienne. Cela manque d'assises, de découpage, de rythme.
Sinon, la javanaise, comment la danse-t-on? Outre les danses rituelles des autochtones de l'île de Java, la javanaise consistait en série de petits pas à trois temps, "non pas tournés comme dans la valse, mais dandinés" impliquant un placement des mains de l'homme sur les fesses de la dame et ayant pu être perçu comme indécent à l'époque. Le style musical, de type « musette » décliné à l'accordéon était à la mode en France dans les années 30 et fait typiquement « vieille France », comme le démontre la célèbre La java bleue.
Boris Vian a aussi exploité le filon de la java dans ses titres dans les années précédant La Javanaise, comme La java javanaise, La java des bombes atomiques ou encore La java des chaussettes à clous. Il conserve de la tradition le rythme ternaire mais abandonne l'accordéon musette et en tire des chansons au ton satirique avec une lecture davantage au deuxième degré, typique de l'absorption d'un genre par une génération ayant grandi avec celui-ci.
De plus, il pourrait aussi y avoir eu transfert d'atomes crochus entre Vian et Gainsbourg, qui partageaient, outre le même arrangeur, Alain Goraguer, une communauté d'esprit certaine...
5.20 - La javanaise, paroles et musique : Serge Gainsbourg, 1963, Éditions Chappell/Intersong. 5.21 - Citée sur http://fr.wikipedia.org/wiki/La_Javanaise
5.22 - http://www.chasses-aux-tresors.com/miscellanees/encyclopedie/javanais.html
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Soumis par Pierre le 20 octobre, 2016 - 15:32.
Les couplets de La javanaise
Les allitérations jouent un rôle rythmique majeur sur l'ensemble du morceau, dont la structure est essentiellement constituée de quatre couplets de 8 mesures suivis de quatre répétitions d'un même refrain de 16 mesures, pour un total de 24 mesures chacun. Le rythme est en 3/4, et la tonalité est LA (A).
Chaque couplet révèle une métrique identique de deux lignes de 11 pieds, réparties sur huit mesures. Ces deux lignes produisent un énoncé se résolvant lui-même, débutant par une constatation immédiatement suivie d'une résolution.
Comme il s'agit d'un rythme ternaire, il vous faudra compter huit mesures à trois temps pour couvrir la durée des lignes du couplet, à partir du premier temps fort qui tombe sur le [VOUE] de [J’aVOUE]. Si vous avez des notions de danse, vous comprendrez aisément de quoi je parle. Sinon, apprendre à compter les temps (et à battre la mesure) sera un procédé fort utile pour la compréhension du temps musical.
Le phrasé du couplet se veut une scansion ïambique on ne peut plus binaire, soit une syllabe brève suivie d'une longue, rigoureusement tenue au fil des lignes : [ta-DAM ta-DAM ta-DAM ta-DAM], ou [J’aVOUE j’en AI baVÉ pas VOUS], etc. La pulsation rythmique des lignes des couplets est établie dès le départ et ne déviera jamais de ce patron. Immuable. Le coussin harmonique sous-jacent se veut une progression I – IIm – V – I, ce qui donne les accords La – Ré m – Mi – La. Chaque accord dure 2 mesures.
Rythmiquement, la toute première syllabe de la première ligne, le [J'a-] de [J'a-VOUE], se trouve anticipée (5.23) d'un demi temps afin de permettre à la syllabe tonique du verbe de tomber sur le premier temps fort de la mesure : [-VOUE j’en AI ba-VÉ pas VOUS...] En notation musicale, cela équivaut à une mesure de 3 croches consécutives [♫ ♫ ♫] scandées, suivi d'un [mon | a-MOUR...] appuyé et s'étendant sur les deux autres mesures.
L'anapeste (5.24) [mon aMOUR] termine chaque ligne sur un effet ternaire, comme pour insister délicatement sur la valeur du sentiment, et ajoutant un effet symétrique empreint de subtilité. L'anapeste est une figure rythmique que nous reverrons à nouveau dans l'oeuvre de Gainsbourg.
À noter, la connotation du mot [amour] évolue au fil des répétitions, allant de la personnification même de l'émotion [mon amour], à une conception plus abstraite, presque défensive : [de l'amour], [à l'amour], pour finalement se résigner à envisager le pire et que cette romance se termine, passivement, [sans amour]. C'est une façon efficace de créer en douce un développement, et ainsi d'éviter de piétiner.
Son refrain
[Ne vous déplaise, en dansant la javanaise / Nous nous aimions, le temps d'une chanson] forme le refrain de 16 mesures qui emboîte systématiquement le pas à chaque couplet. Gainsbourg propose alors des voyelles différentes. La mélodie allonge les premières notes [Neeee... voooous... déplaaaise] sur les 4 premières mesures; les rondes remplacent alors les croches, le placement de la voix passe par la consonne [n], une nasale suivi de l'harmonie sonore des [déplAISE] et [en dansant la javanAISE]. Les [ou] et [on] s'ajoutent: [Nous nous aimions...] en plus du retour de l'assonance [ɑ̃], tel un écho : [...le temps d'une chanson.]
Au point de vue mélodique, les noires prennent le relais des rondes dans la deuxième partie de la ligne [en dan-sant la...], qui remonte la gamme conjointement pour atteindre son apogée par un Fa# sur les phonèmes [-sant la...], avant de redescendre l'escalier [...javanaise]. [Nous nous aimions...] propose, par l'anacrouse des [Nous.. nous...] sur le temps fort, une teinte d'anticipation et d'hésitation pour la suite des choses, avant de laisser la pensée anticiper l'inéluctable, soit ne s'aimer que [...le temps d'une chanson].
Encore là, la ligne se termine sur une impression d'indécision typique crée par la tension de la quinte (Si) qui cherche à se résoudre et à revenir « à la maison », une résolution amenée par le retour à la tonique de la gamme, le La. Le refrain complète systématiquement chaque couplet, ce qui donne de surcroît une forme musicale simple et carrée.
Après trois couplets et refrains ainsi répétés, il est temps d'introduire une nouveauté à l'oreille pour maintenir l'intérêt et un certain effet de surprise. Gainsbourg module alors l'harmonie d'un demi-ton pour y créer une nouvelle tension. Le propos reflètera cette intensité, surtout que les choses semblent se corser pour les deux amants. Le refrain y gagne un nouveau sentiment d'urgence, comme pour implorer que tout cela ne dure pas que... le temps d'une chanson.
Ce tissage méticuleux de la musique, de la parole et de la prosodie résulte en une oeuvre à l'ambiance sonore feutrée de grande classe, indémodable, une immortelle de la chanson française.
5.23 - En levée, aussi appelée anacrouse.
5.24 - anapeste: [ta-da-DAM] : deux brèves suivies d'une longue.
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Soumis par Pierre le 29 novembre, 2016 - 20:57.
« Le rythme est l'âme du monde, et toute chose, ainsi que tout geste humain posé gravite autour du rythme. » 6.1
Ainsi il en va de notre parole, de nos mouvements ou de nos déplacements, que l'on marche, danse ou court. Plus fondamentalement encore, le battement du cœur humain est le premier tempo auquel nous sommes tous assujetti. Ça part de loin!
Comme dans toute activité où une certaine répétition est de mise, une régularité s'installe. Notre respiration suit un rythme. Inspire, expire. Au brossage des dents, on applique un rythme. Le passage de l'aspirateur cache un rythme. On peut même en débusquer un dans le cycle d'une machine à laver! Le rythme est présent, partout, tout le temps. C'est naturel, inconscient et ne demande aucun effort particulier. À ce compte, tout le monde est un percussioniste en puissance!
L'aspect sonore, comme on vient de le voir, est primordial à la communication chansonnière. L'autre face de la médaille, la déclinaison rythmique s'ajoute dès que vient le moment d'ouvrir la bouche, pour structurer et éclaircir ce débit sinon bien aérien. Phonèmes, syllabes, vocables, intonations et accents tomberont progressivement en place sur une pulsation sous-jacente selon les besoins de la langue et contribueront à la réussite de la communication, chansonnière ou pas.
Je vous propose, dans ce chapitre, une interprétation de l'écriture chansonnière d'un angle davantage rythmique (que littéraire), afin de faire valoir les textes et les lignes (littéraires, ou pas) comme autant de pulsations et d'accentuations rythmées bien placées et qui démontrent que le rythme propulse le langage, l'expression et l'attitude.
Une compréhension minimale du tempo est essentielle dans ce type de démarche, et clarifiera certains enjeux impliquant le placement d'accents. Pour ce qui est de vous familiariser avec les notions de base, internet offre déjà de la formation gratuite à cet effet: fouillez sur YouTube à partir de 'formation rythme musique', par exemple. Acquérir un bagage rythmique demeure un atout dans votre manche. Le pire qui puisse vous arriver, c'est de vous prendre au jeu et d'aimer ça!
6.1: Babatunde Olatunji à John Coltrane, cité dans Coltrane, Paolo Parisi, Random House, 2010 , p.65 (trad. libre)
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Soumis par Pierre le 29 novembre, 2016 - 21:54.
Get rhythm if you get the blues - Johnny Cash
Les Bee Gees, les champions de la fièvre du samedi soir, avançaient ceci à propos de leur création de chansons : « Nous écrivons, plus que de toute autre façon, sur des rythmes […] Nous travaillons sur une chanson en gardant le rythme de nos mains sur nos cuisses, sans instruments. » 6.2
Faire l'apprentissage du rythme de l'intérieur, silencieusement, ne suffit pas. Il faut que ça s'extériorise, que ça s'exprime dans l'espace et le temps, comme taper du pied, dans ses mains ou sur ses cuisses; pouvoir tenir le temps avec un instrument percussif - quel qu'il soit - en guise d'apprentissage demeure préférable pour apprendre à jouer sur le temps, tight.
Allons-y de quelques notions théoriques:
« Une mesure se subdivise en deux, trois ou quatre parties, qu'on nomme temps. Il y a donc celle à deux temps, à trois et à quatre temps. Tous les temps d'une mesure n'ont pas une importance égale au point de vue de l'accentuation. Selon cette importance, les uns se nomment temps forts et les autres, temps faibles. »
« Les temps forts sont : le premier temps de chaque mesure, et le troisième temps de la mesure à quatre temps.
- Dans la mesure à 2 temps, le premier temps est fort, et le second est faible.
- Dans la mesure à 3 temps, le premier temps est fort, le deuxième et le troisième sont faibles.
- Dans la mesure à 4 temps, le premier et le troisième sont forts, le deuxième et le quatrième sont faibles.
- Chacun de ces temps peut se subdiviser à son tour en plusieurs parties; la première partie d'un temps est forte relativement aux autres qui sont faibles.
- Lorsque les temps d'une mesure sont divisibles par deux, on les nomme temps binaires […]. Lorsque […] divisibles par trois, on les nomme temps ternaires […]. » 6.3
Le métronome, votre batteur
Pour bien vous partir, vous allez avoir besoin d'un batteur. L'idéal est de disposer d'un métronome. Débutez par le tempo d'une horloge : 60 pulsations par minute, l'équivalent d'un battement cardiaque calme, ou plus lentement si besoin est. Habituez-vous à acquérir et maintenir une cadence la plus lente possible pour vous partir. Un métronome vous permettra de varier la vitesse éventuellement, et produira un son audible que vous n'enterrerez pas facilement.
Pas besoin de grandes études musicales pour développer le rythme. Ça se construit quotidiennement, quelques minutes par jour. Tenir un tempo est le minimum auquel une personne désirant développer des aptitudes musicales devrait s'astreindre. Le métronome est votre batteur, pas une distraction.
Apprivoisez-le, jouez avec lui, tapez des mains à contretemps précisément, laissez-le vous guider afin d'assimiler la durée d'une, deux, ou quatre mesures. Sentez ce que représente la durée d'une noire, d'une croche, d'une double-croche, pour ne plus avoir à y penser une fois en mode créatif; question d'évacuer le doute et de laisser la confiance prendre le pas.
Des ateliers de percussions peuvent être une opportunité de jouer avec d'autres musiciens. Les percussionnistes adorent jouer en groupe, comme le voit à tous les dimanches après-midis l'été au pied du Mont-Royal.
La danse est aussi une excellente façon d'assimiler le rythme de manière plus physique et organique; vous n'avez alors pas le choix que de compter les pas afin de tomber pile sur les temps. C'est une fois que les pas tombent en place que vous êtes libre de vous exprimer. Cela vient avec la répétition du geste et... le temps.
En dernier ressort, il reste à apprendre à battre la mesure. L'important, c'est d'intégrer le geste, de tomber en phase sur le tempo et de le conserver tout au long d'un morceau. Par la suite, dès que ça deviendra de l'acquis, vous compterez le temps comme il vous plaira...
6.2: Sheila Davis, The Craft of Lyric writing, Writer's digest, p.214 – trad. libre
6.3: A. Danhauser, Théorie de la musique, Henri Rabaud Ed.
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Soumis par Pierre le 29 novembre, 2016 - 22:50.
L'apprenti-e aura avantage à démêler les notions de rythme avant celle de l'harmonie, puisque le placement des syllabes, des intonations et des accents dictera l'allure du phrasé, qui s'organisera (en principe) avant la hauteur ou la durée des notes; celles-ci pouvant encore fluctuer, une fondation rythmique solide gagne à avoir préséance.
Alors donc, le temps est divisible et s'organise sous la forme d'une mesure pouvant contenir deux ou quatre noires pour un mouvement musical binaire, et trois noires pour un mouvement ternaire.
À titre d'exemple pour bien distinguer les modes binaire et ternaire, je vous propose une écoute du classique A Taste of Honey par les Beatles, avec son couplet de 12 mesures exécuté en 3/4 et son middle-eight (8 mesures) en 4/4. La distinction des chiffrages ne saurait être plus limpide.
Il est utile de savoir que les mesures viennent en nombres pairs, par convention structurale. Le blues, une influence prédominante en musique populaire, adopte des structures répétitives de 12 ou 16 mesures, qu'on identifie sous le nom de « 12-bar blues » ou « 16-bar blues ».
Dans la mesure, vos syllabes équivaudront à des valeurs rythmiques de l'ordre de la ronde, soit la valeur la plus longue, et se déclineront par la suite en divisions de celle-ci : la blanche en vaudra la moitié soit deux par mesure; la noire en vaudra le quart, pour un total de quatre par mesure, d'où le sigle 4/4. La croche, elle, en vaudra le huitième et la double-croche, le seizième, et ainsi de suite.
Le premier temps
Apprendre à repérer le premier temps et compter ceux qui suivent, comprendre qu'ils forment des mesures et qu'un certain nombre de celles-ci forment des couplets et des refrains est une base claire pour découper et décortiquer une structure de chanson. Vu de cet angle, cela procure une approche nette pour entendre et concevoir le développement d'une chanson.
Reconnaître le premier temps dans une mesure est crucial, ne serait-ce que pour compter correctement et être en phase avec l'orchestre. Cela contribue à partir du bon pied pour sentir clairement la cadence qui s'installe, dans le but de concevoir aisément ce que vous allez vouloir nous raconter sur ce phrasé. Repérer le premier temps nous permet de savoir sur quel pied on danse, au propre comme au figuré. On finit par sentir à quel endroit on se trouve dans le morceau en tout temps, et cela nous grounde.
Les premier et troisième temps sont considérés forts, bien que le troisième le soit moins que le premier. Les temps deux et quatre sont considérés faibles, le quatrième l'étant davantage que le deuxième. Incidemment, sur une piste de danse, on se balance d'abord sur le premier temps, pour atterrir sur le deuxième, le up, celui où tombe la frappe de la caisse claire, le snare.
Le temps le plus fort, le premier, est toujours le meilleur emplacement pour faire aboutir l'accent tonique d'un mot ou d'une ligne. La chute efficace de vos accents toniques résultera en un texte qui aura toutes les chances de lever et de prendre un groove efficace, des notions que nous verrons un plus loin dans ce chapitre.
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Soumis par Pierre le 24 janvier, 2017 - 17:20.
L'expression orale coule de source pour quiconque parle sa langue maternelle. Tout un chacun, en mesure de s'exprimer, possède le code oral et l'utilise à sa manière avec son vocabulaire, sa couleur, son patois et à son rythme, en usant notamment d'un registre d'expression de la langue, fût-il familier, (pensez à Comme dans l'temps par Kaïn); standard, (Sèche tes pleurs, Daniel Bélanger) ou soutenu (Voir un ami pleurer, Jacques Brel).
À un niveau langagier plus populaire on trouve le joual (Chambre à louer, Plume), le chiac (Radio Radio, Lisa Leblanc), le verlan (J'avais la cervelle qui faisait des vagues de Jacques Dutronc), ou encore l'argot. Tous les niveaux ont leur valeur et leur pertinence.
Donné, certaines personnes ont plus d'aisance à manier la langue et à l'écrire que d'autres. Les plus performants sont souvent ceux et celles qui y mettent le temps, la passion et la sueur. Mais peu importe ici : à la base, tout le monde possède le code linguistique. Nous possédons tous cette connaissance intime de la langue maternelle et pouvons, en principe, en tirer parti. C'est la parole tel qu'on la connait, au propre comme au figuré. Pour la décoder, la phonétique et la phonologie proposent des balises objectives et claires, notamment par la prosodie et ses composantes : l'accentuation, l'intonation et le rythme.
Dans cette partie du chapitre, quelques notions de base aideront à y voir plus clair.
Phonétique et phonologie
La phonétique « est une branche de la linguistique qui étudie les sons de la communication parlée », peu importe leur rôle dans la langue : « la phonétique concerne les sons eux-mêmes (les unités phonétiques, les « phones »), leur production, leur variation plutôt que leur contexte. » 6.4
« La production du son vocal, la phonation, est obtenue par l'envoi d'air à travers deux cordes vocales en vibration, situées dans le larynx, puis par amplification et résonance grâce aux différents organes résonateurs, comme la cage thoracique, le pharynx, la cavité buccale ou les fosses nasales. » 6.5
Les phones sont les unités sonores qui en représentent les sons sous la forme de voyelles et de consonnes, vues au chapitre précédent. La phonologie, pour sa part, étudie l'organisation des sons qui ont une valeur linguistique.
« [L]a phonologie est définie comme la science qui étudie les sons du langage du point de vue de leur fonction dans le système de communication linguistique. (Dictionnaire de linguistique Larousse)
« Le but de la phonologie est de définir les phonèmes d'une langue, leurs variantes et leurs combinaisons. La phonologie diffère de la phonétique car elle s’intéresse à l’aspect psychologique des sons, c’est-à-dire aux sons qui créent des différences de sens. » 6.6
Par exemple, les mots [pont] et [bon] ont des phonèmes distinctifs [p] et [b], avec en commun le son [on], [ɔ̃], un autre phonème. Les deux mots représentent des significations distinctes par un seul changement de phonème. On pourrait ainsi éplucher l'alphabet pour constater que certains remplacements de phonèmes fonctionnent et peuvent résulter d'un sens, et d'autres, pas.
« [L]es langues présentent [...] une série de propriétés phonologiques qui sont attribuables à des suites de sons plus grandes que les segments isolés (la syllabe, ou les mots). Ces propriétés sont appelées "prosodiques" [...] » 6.7
6.4 - https://fr.wikipedia.org/wiki/Phonétique
6.5 - https://fr.wikipedia.org/wiki/Voix_(instrument)
6.6 - C. Guilbault, La phonologie, p. 4.1, http://www.sfu.ca/fren270/phonologie/page4_1.html#start
6.7 - C. Guilbault, La prosodie du français, p. 4.10, http://www.sfu.ca/fren270/phonologie/page4_10.html#start
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Soumis par Pierre le 30 janvier, 2017 - 13:30.
Si les sons de la parole étaient tous de même niveau, les humains parleraient de façon monocorde, sans nuances. Heureusement, ce n'est pas le cas. C'est par un riche éventail d'accentuations que la voix humaine s'exprime.
L'accentuation du phrasé est naturelle, comme l'est le souffle. Elle sert à démarquer les sons - et les segments de sons formant les mots et les phrases - pour leur accorder une importance qui deviendra, logiquement, porteuse de sens.
«[...] Sur le plan acoustique, l'accentuation comporte trois indices qui varient […] : la durée, l'intensité, la variation mélodique. […] » 6.8
Pour produire une syllabe accentuée, il en faut nécessairement une autre désaccentuée. Or, la durée d'une accentuée « est de l'ordre du double (d'une inaccentuée). L'intensité peut varier [...]. La mélodie dépend du système intonatif. D'une manière générale, [l'intonation] descend pour indiquer la finalité et monte pour la continuité ou la question. »
« L’accentuation dans une langue est définie comme étant la « [...] mise en valeur [d’]une ou [de] plusieurs syllabes à l’intérieur d’un mot ou d’un groupe de mots en les prononçant avec une caractéristique phonique qui les distingue des autres mots.
« Cette évaluation de la "prépondérance" d’une syllabe est évidemment basée sur une évaluation [...] qui repose essentiellement sur une perception auditive. (Dictionnaire de linguistique, Paris, Librairie Larousse) » 6.9
De quoi est constituée une syllabe? D'un noyau, c'est-à-dire d'une voyelle [V] souvent précédé par une consonne [C], ou [CV] comme dans [pont], mais pas seulement : cela peut se complexifier, comme deux consonnes précédant la voyelle : [CCV], dans [gros] , ou [CVC] comme [calme]. Sans voyelle, la syllabe n'existe pas.
Accents et groupes de sens
À l'oreille, la parole se décline donc par une série d'accentuations qui jouent un « rôle démarcatif [qui] sert à découper l'énoncé en groupe de sens. Sans l'accentuation, on ne pourrait plus rien reconnaître dans le discours. [...] L'accent se déplace toujours vers la fin du groupe de sens […] En français standard, l'accentuation se fait sur la syllabe finale de mot ou de groupe de mots. ». 6.10
Les accents deviennent initial, d'insistance ou tonique « en fonction de nos émotions, lorsque nous nous adressons à nos interlocuteurs. », et ce par la « mise en relief d'une syllabe par allongement, intensité ou changement de hauteur. » 6.11
L'accent tonique tombe autant sur la dernière syllabe vocalique prononcée d'un mot (par ex : accent), que sur la dernière syllabe du dernier mot dans un groupe de sens [un accent charMANT], et ce aussi longue que soit la phrase: [J'aime ton accent charMANT]. L'accent peut devenir initial et/ou d'insistance et se déplace selon le besoin ou selon l'énoncé: [J'AIMe / ton accent charmant / quand tu me PARLes], dépendamment de l'inclinaison émotive que l'on souhaite en tirer.
« Cela veut dire que [l'accent] est utilisé pour démarquer des éléments dans la phrase, soit la plupart du temps des unités de sens ou des groupes syntaxiques [...] » 6.12
L'accentuation française permet de découper en groupes de sens les constituants d'une phrase, comme par exemple :
- [Je préfère / ...]; si le sujet est un pronom, il fait partie du même groupe de sens du verbe qui le suit. Toutefois, ici, l'énoncé est incomplet; il lui manque son complément d'objet direct, soit :
- [Je préfère / dormir dehors]. Il y a alors un nouveau groupe de sens après le verbe [préfère]. 6.13
- [Et vous mes mains / restez tranquilles...]; si le sujet est un groupe nominal, il forme un groupe de sens à lui seul; il est possible de marquer une pause avant le complément. 6.14
- [Ma petite / est comme l'eau /...]; pour le verbe « être » suivi d'un attribut du sujet, l'attribut fait toujours parti du même groupe de sens que le verbe. 6.15
- [C'est / un bel animal], [Ce sont / de beaux animaux]; avec les présentatifs [c'est / ce sont], le complément qui suit forme un groupe de sens.
- [Je suis / particulièrement / fier de toi]; dans le cas d'un adverbe complément de phrase [particulièrement] entre le verbe [suis] et l'attribut [fier de toi], l'attribut forme un groupe de sens à lui seul.
Le concept de groupes de sens devient groupe rythmique lorsque l'accentuation marque le pas, et aussi groupe de souffle lorsque marqué par une pause.
Félix Leclerc y va de groupes de sens et de souffle d'une grande simplicité dans Bozo :
[Dans un marais / de joncs mauvais / y avait / un vieux château / aux longs rideaux / dans l'eau] 6.16
Les Colocs, également :
[Dans ma p'tite ville / on était juste quat' mille / pis la rue principale / a s'appelait Saint-CyRILLE] 6.17
Idem pour Robert Charlebois, avec un faux accent latino :
[Elle s'appelait ConcepCION / et avait besoin d'affecTION / Elle avait un chum en priSON / Parc'qu'il jouait trop bien du GUN / ConcepCION...] 6.18
À noter bien sûr l'exagération sonore du phonème [on] devenu systématiquement [onn'] le temps du morceau, à l'opposé de ce qu'avait fait Nino Ferrer dans son succès Le téléfon : [Gaston y'a l'téléfon qui SON / Et y'a jamais person qui y réPONd] 6.19
Une ligne comme «Je t'aimais / je t'aime / et je t'ai-meRAI » de Francis Cabrel découle d'un découpage de sens et de souffle efficace et naturel, en plus de faire sonner et danser les mots, et ce même pour une ballade. 6.20
6.8: Structure du français moderne, Pierre Léon et Parth Bhatt, CSPI, 2005, p.73
6.9: C. Guilbault, La phonologie, http://www.sfu.ca/fren270/phonologie/page4_1.html#start
6.10: Structure du français moderne, Pierre Léon et Parth Bhatt, CSPI, 2005
6.11: https://fr.wikipedia.org/wiki/Règles_linguistiques
6.12: C. Guilbault, Prosodie du français, http://www.sfu.ca/fren270/phonologie/page4_10.html#start
6.13: Dormir dehors, Daran et les Chaises (Alana Filippi / Daran), Huit barré, WEA, 1994
6.14: Mathilde, Jacques Brel (J. Brel / Gérard Jouannest), Barclay, 1966
6.15: L'eau vive, Guy Béart, Volume 2, Philips, 1958
6.16: Bozo, Félix Leclerc, Éd. Raoul Breton, 1946
6.17: La rue principale, Les Colocs, Les Colocs, Audiogram, 1992
6.18: Concepcion, Robert Charlebois, Charlebois, Gamma, 1972
6.19: Le téléfon, Nino Ferrer, 1965
6.20: Je t'aimais, je t'aime et je t'aimerai, Francis Cabrel, Un samedi soir sur la terre, Columbia, 1994
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Soumis par Pierre le 1 février, 2017 - 15:22.
Sur une piste de danse, vous remarquerez que ce sont sur les temps faibles, les 2 et les 4 - les ups, ceux sur lesquels tombe la frappe du batteur sur sa caisse claire - que nous levons le pied pour être dans le rythme et retomber sur le temps fort, souligné d'abord par la grosse caisse, communément appelé le bass drum.
C'est de cette alternance entre temps forts et faibles que nait le balancement, la pulsion du rythme, celle qui nous fait taper du pied. Comme rédacteur, c'est le réflexe que l'on vise à atteindre : écrire sur une pulsation que l'on sent en nous, qui porte les mots et nous les souffle, littéralement, dans un mouvement régulier. Et avant même quelque besoin de mélodie que ce soit.
Pour chaque temps fort, il y en a un faible, on l'a dit. Pour chaque syllabe - ou pied - accentuée, il y en a une désaccentuée, et on insistera sur certaines plutôt que d'autres pour produire un rythme, en convenant des règles d'accentuations du français précédemment établies. Cela résultera en des emplacements particuliers à exploiter.
Les accents devraient tomber là où ils sont prévus dans la langue parlée et, vous l'aurez deviné, ceux-ci se poseront sur les temps forts, c'est-à-dire sur le premier temps musical qui coïncidera avec l'accent tonique de la fin d'une ligne. Ces deux paradigmes doivent fonctionner main dans la main pour produire une rythmique combinant le sens et le groove.
Qu'est-ce que le groove?
C'est l'« aspect qui fait avancer la chanson, l'équivalent pour un livre de ne pouvoir vous empêcher de tourner les pages », selon David Levitin, auteur de « This is your brain on music ». Bien que, selon lui, cet aspect appartienne strictement au domaine de l'interprétation et des musiciens, il explique : « Il s'agit de l'aspect du rythme qui prend forme au fil de la répétition des lignes et qui, tout en étant très semblables les unes aux autres, proposent de subtiles différences qui alimentent le rythme et conservent l'intérêt de l'auditeur. » 6.21
Le phrasé rythmique
«On a la réputation de faire swinguer la langue de Verlaine!» disaient en entrevue (6.22) les membres de La Compagnie créole, groupe antillais célèbre pour ses grands succès dansants comme Ça faire rire les oiseaux et autres C'est bon pour le moral. Toutefois, il n'y a rien de facile, même pour des auteurs chevronnés : « « Je me suis cassé la tête pour la version française de certaines chansons » confiait à la journaliste la parolière Clémence Bringtown, en particulier pour la traduction de Doh stop de Carnaval : « « C'est une rythmique de soca qui groove, en anglais et en broken English qui groovent. Alors, pour trouver des paroles en français qui groovent autant, et que ça ait du sens sans se prendre au sérieux, ç'a été un vrai casse-tête. »
Au journaliste qui l'interrogeait sur son rapport avec la danse, Stromae répondait ceci : « La danse est indispensable à la vie. Plus indispensable que la musique, même, je crois, car elle est les mouvements de vie qu'on fait. La danse et la musique dance, ce sont des trucs qui me parlent avant les paroles. Le première lecture, c'est la musique, le groove. Même quand ça ne se danse pas, même dans les paroles, il y a le groove et c'est ça qui est universel, je crois. » 6.23
Martin Léon propose également un souci du placement rythmique redoutable. L'album Les atomes offre une démonstration de phrasés rythmiques et sonores constante tout au long de cet album, où l'accentuation dicte l'allure rythmique du texte. Que ça soit par Va savoir pourquoi, Prends-moi tel quel ou Le shack à Chuck, le placement du texte est fignolé dans ses moindres détails et flirte allègrement avec le hip-hop : c'est fluide, ça sonne, et il est difficile de pas taper du pied ou hocher de la tête. Le placement de l'accent tonique est stellaire, et la simplicité de l'écriture par un vocabulaire facile à prononcer favorise des lignes qui respirent, et facilite l'intelligibilité du propos.
Martin Léon est un habitué du phrasé rythmique qui tue. La pièce Félicie (6.24) est un bijou où les lignes sont ciselées au point où chaque syllabe a été soigneusement placée. Rien ne dénature ou ne fait décrocher l'entendement. Le découpage d'anapestes délicates des premiers [Félicie] en ouverture établit un groove qui se raffine à la troisième répétition du prénom par un habile triolet, pour tomber pile poil sur le premier temps qui se pointe.
La ligne suivante se transforme en déclamation ïambique [ta-DA] où les accentuations se déplacent pour produire une leçon d'épuration de phrasé très rythmique : [Je ne sais pas comment te dire ces mots / Je t'aime et je te VEUX]. Le phrasé est lancé et entretenu par la démarcation de chaque vocable, et ne déviera pas de sa trajectoire. Le propos demeure simple et limpide, avec la danse comme métaphore sexuelle centrale, comme c'est souvent le cas en chanson populaire. Le jeu discret des pronoms met subtilement en scène un triangle amoureux et un certain sourire traverse la pièce.
On retrouve le même principe de métrique ïambique pour un autre phrasé très dynamique, celui de Cauchemar (6.25) de Robert Charlebois, qui va ainsi : [Envoye une autr' là mon Alban / une autr' 'tite shot de whisky BLANC]. Traduit sous forme d'accentuation, cela donne une pulsation [ta-DA] répétée systématiquement sur des octosyllabes se succédant nerveusement sur une pulsation régulière.
Voilà une structure de phrase tout à fait française, parfaitement compréhensible, qui accentue tout ce qui doit l'être, sans efforts apparents, et maintenue tout au long du morceau. Les allitérations en [t] et les assonances [an] permettent de rouler en bouche un phrasé pas ennuyant du tout, d'autant plus que les deux premiers temps musicaux coîncident avec les accents toniques de l'amorce: [AlBAN / BLANC]. Prosodie fluide et constante, comme c'est toujours le cas chez Robert Charlebois.
6.21- This is your brain on music, (De la note au cerveau), David Levitin, Plume, 2006, p. 170, trad. libre.
6.22 - « La Compagnie créole : ça fait rire les carnavals » Marie-Christine Blais, La Presse, 10 fév. 2015
6.23 - Stromae à Alexandre Vigneault, La Presse, cahier Arts, samedi le 24 août 2013.
6.24 - Félicie, Martin Léon, Le facteur vent, La Tribu, 2007
6.25 - Cauchemar, Robert Charlebois, (Michel Choquette), Solidaritude, Barclay, 1973
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Soumis par Pierre le 6 février, 2017 - 16:21.
À contre-pied d'un patron rythmique chargé, voyons un cas de figure très simple, le classique
« Over the rainbow », (6.26) qui donne une idée d'un espacement rythmique très aéré dans lequel on retrouve des valeurs de notes allant de la ronde à la croche.
L'amorce est mémorable : [Somewhere / over the rainbow / way up high], un décasyllabe articulé sur 4 mesures, soit 16 temps joués larghetto, lentement, dans la soixantaine de pulsations-minute. Deux blanches ouvrent la première mesure sur un saut à l'octave et sur lesquelles s'alanguissent les syllabes [Som'] et [where], établissant une première unité de sens à la couleur bien onirique.
La seconde mesure établit le groupe de sens [over the rainbow], soit un pentasyllabe réparti sur une noire [o-], deux croches [-ver the] et deux autres noires pour chaque syllabe de [rain / bow]. La dernière unité de sens [way up high] se trouve répartie pour les deux mesures qui restent, à nouveau sur deux blanches [way up] et sur une ronde pour [high]. Aucun besoin de remplir verbeusement, le texte respire et s'épanouit sur la mélodie qui dicte l'allant.
Les probabilités sont élevées pour que ce texte ait été rédigé sur une ligne mélodique déjà existante, ce qui donne alors au compositeur un certain contrôle sur l'allure rythmique du texte. La petite histoire de la chanson raconte qu'effectivement, le compositeur a crée la mélodie en premier, mais n'en était pas très entiché pour raison de « lenteur ». (!)
Après avoir accéléré le tempo, des paroles furent ensuite couchées sur la ligne mélodique, le titre de départ étant Over the Rainbow is where I want to be. La première ligne est d'abord l'objet d'approximations : « I'll go over the rainbow » et « Someday over the rainbow. », rapporte Songfacts.com. La mélodie appelait une épuration dans le texte; l'inverse, un texte verbeux, n'aurait pu rendre honneur à une mélodie aussi élégante et contemplative. Cela n'aurait pas fonctionné.
6.26 - Over The Rainbow, Judy Garland (Yip Harburg/Harold Arlen), The Wizard of Oz, 1939
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4 premières mesures de "Somewhere Over The Rainbow" (Yip Harburg/Harold Arlen)
Soumis par Pierre le 13 février, 2017 - 15:25.
L'expérience m'a enseigné qu'il est parfois préférable de se concentrer sur le placement rythmique d'un phrasé avant de couler toute mélodie dans le béton. Certaines chansons vont requérir un canevas plus accentué et soutenu que d'autres, comme on vient de le voir.
La mise en place du dessin mélodieux gagnera à reposer d'abord sur la pulsion, avant la mélodie. Si la fondation (rythmique) de la maison est bancale, les murs vont travailler. Lorsque le patron rythmique tombe en place, la mélodie émerge d'elle même.
Les notes d'une mélodie ont quatre caractéristiques principales qui se trouvent, incidemment, à relever de l'intonation : elles sont d'une durée variable dans le temps, d'une hauteur variable dans la tessiture, du son le plus bas au plus aigu; l'intensité sert la nuance, et le timbre, sa couleur. Toutes les notes n'ont pas valeurs de temps, de hauteur et d'intensité égales, comme les mots dans une phrase n'ont pas tous la même importance.
Par la moindre accentuation de la moindre pulsion et/ou syllabe, la mélodie fluctuera par la hauteur et la longueur des notes, des intervalles, des mouvements conjoints et disjoints, etc. Les intonations qui s'inviteront au fil de la création de la chanson détermineront, possiblement, une amorce de mélodie. Il y aura tout lieu de raffiner celle-ci par la suite.
Écrire « carré »
Pierre Huet, illustre auteur de chansons québécois, a déjà eu la gentillesse de venir rencontrer une de mes classes, dans les débuts. Il suggérait fortement aux participants d'écrire « carré », c'est-à-dire d'apprendre à développer une charpente rythmique aux lignes ayant une cadence régulière, où les accents et césures tombent aux mêmes endroits, attendus, pour faciliter la mise en musique et plaire à l'oreille.
On peut constater, avec les exemples de Serge Gainsbourg et de Luc Plamondon du chapitre précédent, l'importance de maintenir la métrique tout au long d'un texte. Cela peut représenter un défi, surtout si vous rédigez sans repères mélodiques pour vous guider.
Si c'est le cas, vous aurez avantage à établir une métrique précise, et à la maintenir. Cela impliquera de respecter scrupuleusement les intonations et les inflexions pré-établies. Cette méthode sait être exigeante.
Les lignes paires, de 8, 10 ou 12 pieds – l'alexandrin – sont des standards pour écrire « carré ». La langue de chez-nous d'Yves Duteil est un bel exemple d'alexandrins classiques mis en chanson : [C'est une langue belle ' avec des mots superbes / Qui porte son histoire ' à travers ses accents].
La régularité du rythme, la tombée des rimes féminines à la césure, et des masculines pour accueillir l'accent tonique; des mots simples, sentis et faciles à rouler en bouche procurent un canevas à toute épreuve ici.
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Soumis par Pierre le 27 mars, 2017 - 13:44.
Pensez à la fois où, dans le contexte d'une conversation dans une langue étrangère mal maîtrisée, avoir eu à répéter un mot ou une expression découlant d'une prononciation approximative. Et, dès le malentendu dissipé, ladite conversation de reprendre de plus belle; cela vous est déjà arrivé au moins une fois? Voilà. Le placement de l'accent fait parfois la différence dans une communication intelligible.
De l'accent tonique tombant sur le premier temps, en passant par l'union de la bonne syllabe sur la bonne note, et les épousailles d'un texte X sur la mélodie adéquate : la prosodie, une contraction des mots « prose » et « mélodie » englobe ces aspects. Accentuer la langue sur les temps musicaux appropriés est un détail de première importance en confection de chanson, ne serait-ce que pour asseoir le groove d'un phrasé, comme on a vu précédemment.
La prosodie s'étend aussi au mariage judicieux d'un texte et d'une mélodie qui s'interpellent et se méritent, ou se contredisent de manière intéressante. En toutes circonstances, l'agencement devrait s'avérer heureux, l'un soutenant l'autre pour atteindre un résultat qui fera mouche quant à l'intention voulue.
À l'évidence, l'agencement des mots sur un phrasé rythmique ne se fait pas aléatoirement, sans égard aux conséquences. Accentuer n'importe quelle syllabe pour épouser n'importe quelle mélodie sans tenir compte de l'impact sur l'intelligibilité de la langue, revient à produire de la gibelotte linguistique.
Si vous prêtez l'oreille un tant soit peu aux réclames commerciales, vous remarquerez que la publicité massacre souvent l'accent tonique lorsque chanté. Au fil des années, j'ai développé une oreille prosodique en observant le placement de l'accentuation durant ces réclames largement médiatisées. Le résultat prosodique s'y avère souvent catastrophique et va, selon moi, à l'encontre de toute logique communicative.
Le « problème », c'est qu'une fois la réclame entendue, plus moyen de la « dés-entendre », surtout durant les battages intensifs de plusieurs semaines, et qui relèvent vite de l'agression sonore. Le « bon » côté : quelle bonne école pour se faire l'oreille, renouvellement des stocks garanti!
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Soumis par Pierre le 27 mars, 2017 - 22:18.
Au moment d'écrire ces lignes, la réclame qui répond aux caractéristiques de l'accent malmené est une réclame bruyante de Coca-Cola qui vante sa boisson comme outil de séduction (« quoi de neuf? » me direz-vous) auprès des adolescents et jeunes adultes. Il s'agit de « Été antarctique », et la chanson se veut une adaptation française sautillante, frénétique, voire dénaturée du thème officiel actuel de l'entreprise, Taste the feeling par l'australien Conrad Sewell, au demeurant une mélodie qui respire beaucoup plus, notamment grâce à ses triolets délicats, que l'adaptation survoltée au sucre.
La transcription suivante est repiquée à l'oreille: l'auteur de cette traduction m'est inconnu, et la reproduction que j'en fais l'est à des fins éducatives seulement. Je n'ai d'ailleurs pas trouvé ce texte sur internet.
Pour les fins de cet exercice, les barres de soulignement signifient a) le nombre de temps silencieux dans une mesure de 4 temps, et b) l'emplacement du premier temps, peu importe quel mot s'y trouve, en italiques. Les syllabes accentuées par l'interprète seront exagérées et en gras. Le résultat prosodique que cela donne est plutôt inégal, pour dire le moins. Toutefois, n'oublions pas la contrainte du traducteur qui doit travailler sur une mélodie taillée sur mesure pour la langue anglaise.
_ _ _"Il faaait
bon dans mon /
coeur, dans ma vie, t'es i- /
ci à mes côôô-tés /
_ _ C'que je donnerais pas pour /
prooolll-onger l'iiins- /
_ -stant.
_ _ _On /
veut faire des /
blagues près des vagues, prendre un /
Coke, pren-ons leeee temps /
_ _ de savourer /
le mom-ent /
présent.
_ Qu'on puisse être /
bien toujours ensemble /
bien comme bon nous semble /
bien sans plus attendre.
_ Rien ne peut m'ar- /
rêêê-ter /
quand je savoooure /
l'ins-tant /
Rien ne pourra jamais /
freeeiner /
mooon é-lan _ _ _Sa- /
voooure l'inst- / ant "
Comme on l'a vu précédemment, l'accent tonique, en français, tombe sur la dernière syllabe prononcée d'un mot ou d'une phrase, afin de créer des groupes de sens autour d'un groupe nominal ou après un verbe.
Accentuer la syllabe précédant la tonique - tonique qui doit tomber sur le premier temps - est une erreur fréquente et un des problèmes de cette publicité, c'est-à-dire a) que la syllabe précédant la tonique est plus appuyée que ladite tonique, soit b) celle qui tombe sur le premier temps est pratiquement désaccentuée par rapport aux phonèmes qui l'entourent, ou encore c) le mot qui aboutit sur le premier temps est inintéressant: [le], [quand], [-ant].
Ex.: "Il faaait bon"; la locution "il fait" est incomplète sans le c.o.d. "bon" et n'a pas à être accentué autant. C'est le mot "bon" qui devrait être en gras.
Ex.: "t'es i-ci à mes côôô-tés"; "prooolll-onger l'iiins- / _ -stant"; "pren-ons leeee temps [...] le mom-ent / présent"; "quand je savoooure / l'ins-tant."
Ici, le patron prosodique francophone calque l'anglophone. Le français accentue la fin des mots et des phrases, et non pas le début de ceux-ci comme le fait l'anglais: "CôTÉS", "prolonGER l'insTANT", "pre-NONS le TEMPS", "le moMENT préSENT", demeurent la prononciation correcte pour chanter, comme on parle, en français.
L'accentuation de la syllabe précédant la tonique relève d'une erreur prosodique au sens où cela risque de mener à un bris de communication, au même titre que l'exemple de l'accent mal placé dans une langue étrangère mal maîtrisée, à moins d'accentuer autant la tonique que la syllabe qui la précède.
N'oublions pas que c'est le placement adéquat de l'accent tonique tombant sur le premier temps de la mesure où se termine la ligne, qui fait office de socle rythmique et prosodique solide. Accentuer les syllabes situées sur les autres temps n'ajoutent rien au groove, sans parler de la clarté du message...
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Soumis par Pierre le 28 mars, 2017 - 15:43.
Dans le contexte d'une campagne télévisée, quelqu'un dans une agence de pub a pensé à jumeler le nom de son client à l'air de l'Alleluia du Messie de Haëndel, et que c'était forcément une bonne idée. En ce qui me concerne, je dirais plutôt que c'était une (autre) fausse bonne idée d'un publicitaire.
Si le choix musical peut se justifier (jusqu'à un certain point) pour son aspect imposant, majestueux et qui appelle au plus grand respect, y adjoindre bêtement quelques syllabes sans égards au résultat final me sidère. À mes yeux, il s'agit d'une erreur de prosodie flagrante et un peu grossière. Je m'explique.
Le motif de cette partie du Messie se décline sur quatre fois quatre temps. Le temps le plus fort de la première mesure repose sur un premier temps pesamment appuyé et, renforcé par le
« AAAL... » de « Alleluia », équivaut à du sur-mesure dans la langue d'origine, comme la logique le demande. Le mouvement descendant de la mélodie épouse les temps subséquents, en intensité décroissante, tel qu'attendu - c'est du classique, après tout - ce qui donne un [AAAAl / le / lu / ia] naturel et puissant lorsque chanté à l'église, et évoque chez les chrétiens de grandes émotions liées à la naissance du Christ depuis dès siècles et des siècles, amen.
Or, le nom de la compagnie de cette publicité ne se prête pas du tout à cette prosodie. On dira [La Cap ' iTALe] (pour ne pas la nommer) sur un motif rythmique ascendant, avec un accent initial à la césure [La Cap '], pour ensuite appuyer sur la tonique, [iTALe]. Une mélodie en harmonie avec cette diction aurait été davantage appropriée.
Un contre-exemple existe par ailleurs, puisque qu'un autre slogan publicitaire utilisant le même nom de compagnie (pour un autre type de produit) respecte, celui-là, la prosodie de la langue française. Dans le cas qui nous intéresse ici nous avons, au contraire, une forte mélodie descendante avec un groupe de mots d'intensité ascendante. Ça ne peut pas fonctionner. Résultat : un tonitruant « LAAA!! caPITale!! » agressant au fil des répétitions.
Primo, il y a accroc sur le placement de l'accent tonique qui sonne faux et qui rend inintelligible le discours associé. Le déterminant [La] n'est que ça, un déterminant, et ne mérite pas pareille accentuation.
Secundo, il y a selon moi erreur de jumeler un thème musical aussi fortement connoté à la fête de Noël à une réclame sans connotations avec cette fête. J'y vois une erreur que d'associer des éléments à la base disparates, réunis par la seule volonté de faire vibrer une corde sensible à des fins commerciales, ce qui fait mercantile. Je reçois ça, comme consommateur, d'un œil critique et sceptique.
Sur le plan commercial, peut-être était-ce une excellente décision d'affaires. Peut-être que le président du C.A. de l'entreprise était follement amoureux de ce thème musical, et l'a imposé à l'agence de pub? Qui sait? Néanmoins, sur le plan prosodique, mauvais choix.
Au fil des années, la présence de ce thème dans ces commerciaux (au demeurant très amusants à suivre) a été adoucie et s'est fait plus discrète: les voix ont été retirées et remplacées par un arrangement instrumental en ouverture plus simple et léger. Je spéculerai que je n'étais pas le seul à me sentir agressé par la tonitruance du début...
Je n'avance pas de ne pas marier des textes et des musiques fortement contrastés. Bien sûr, ce genre de mariage existe. Celui-ci me chicote puisqu'en plus de l'agression sonore de ce mariage boiteux, il y a le détournement d'un patrimoine religieux à des fins commerciales. Si au moins le résultat prosodique était à l'avenant...
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Soumis par Pierre le 25 avril, 2017 - 22:19.
Par curiosité, examinons deux chansons issues de la France et du Québec de la même époque – milieu des sixties - et partageant une influence commune, celle de Bob Dylan, phénomène chansonnier alors impossible à rater à moins de vivre sous une roche. Dylan ne s'est pas imposé que sur le seul plan des textes, par ses personnages surréels, ses thème subversifs et ses lignes assassines : il est aussi celui qui a cassé le moule des chanteurs à voix.
Dylan a infusé dans la chanson occidentale contemporaine rien de moins que de nouveaux paramètres, soit : a) il faut avoir de quoi à dire, b) on peut le dire d'un ton ironique, cynique ou sardonique, et c) le dire d'une voix traînante et nasillarde et, avec le temps, battue comme une vieille paire de bottes. De sa voix « de sable et de colle » - dixit Bowie - il a établi une longue lignée de chanteurs qui lui en sont redevables, et pas des moindres : The Byrds, Elvis Costello, Alain Bashung, Tom Petty, Mark Knopfler, Beck, et j'en passe.
Son phrasé (a)typique suinte ici sur deux morceaux irrévérencieux parus à un an d'écart par deux (futurs) monuments de la chanson francophone: Jacques Dutronc et Robert Charlebois. Les deux lui empruntent, outre le ton et le timbre de voix, son accentuation qui lui est propre. Comparons leur gestion respective de l'accent tonique, sous l'influence alors encore neuve du maître à penser de toute une génération.
Dylan déteint sur Dutronc
Dans L'opération, le sarcastique Dutronc (par la plume de Jacques Lanzmann) propose une chanson d'amour dans laquelle il entreprend de greffer un coeur à celle qu'il aime. On se demande presque pourquoi il se donne tant de mal, d'ailleurs; changer d'amoureuse serait tellement plus simple!
[... Je m’apPROche du lit [...] où est donc le CORdon / passez le BIStouri / faites donc ATTention […] Mais l’infirmière étant MA sœur / On lui a mis dans la POItrine.../ cette MeSSALine est devenue mon vrai BONheur...].
Dutronc mimique Dylan du mieux qu'il le peut, mais on constate que la livraison prosodique est très inégale. Certains accents sont au bons endroits, tombent correctement et/ou sont accentués sur la dernière syllabe [chloroFORMe], et d'autres non, notamment l'avant-dernière syllabe de la dernière ligne des couplets et du refrain.
Dylan, selon Charlebois
Robert Charlebois, lui, maîtrise l'art de la prosodie depuis longtemps et en fait la démonstration dans Protest Song, une satire du chanteur contestataire à la sauce Dylan. Le timbre plaignard, Charlebois ouvre avec une salve de [m] illustrant l'univers égocentrique et très je-me-moi du personnage : [ Mon monde à moi est plus petit que ma chambre / il tient même dans mon lit / Il dort dans le creux de ma main / mais je sais au moins qu'il sera là demain]. Cette mitraillade de labiales tombant sur les ups dicte le groove, tout en renforçant la perception narcissique d'un militant centré sur son nombril, ce qui motive la nature du personnage.
Dans l'ensemble, l'interprète accentue le phrasé aux bons endroits, ce qui procure le naturel au débit. Si jamais une syllabe précédant la tonique est accentuée avant celle-ci, le chanteur n'omet pas de l'accentuer quand ladite tonique se pointe: [...ma_chambre]; [...mon_ lit ]. Le [e] caduc de [chambr'] simplifie l'accentuation, à la fois monosyllabe et rime féminine; la masculine de [lit] fait de même, étant, elle, monosyllabe.
La ligne d'ouverture se voit reflétée en antithèse au couplet suivant : [Votre monde à vous est bien trop grand / Plein de russes, de chinois et d'américains / qui sont très méchants […] ]. La violence du monde réel heurte la bulle du militant, qui poursuit avec une règle de trois pour appuyer son propos : [...qui tuent des enfants noirs / Des vietcongs drabes / Et des présidents blancs / Et qui fabriquent des bombes atomiques / Pour faire la guerre aux pauvres soviétiques […] J'aime pas ça du tout et je vous le crie...]. La prise de position est claire, même si elle sonne un peu vaine.
La fin de la chanson commence à se mettre en place par une transition jouant le rôle d'un pont : [La tête out of focus, dans la brume / Les deux pieds qui flottent et les oreilles qui fument […] Je suis déjà parti, parti]. La conclusion du morceau use de connotations qui ne sont pas sans rappeler le classique « Dr Strangelove » de Stanley Kubrick, avec l'image d'un Peter Sellers qui chevauche une bombe en plein vol : [Et je vous ferai des tatas / Assis sur une bombe en éclat / Y en aura bien une dans le tas / qui me ramènera chez moi...].
La chute, par l'absurde, enfoncera le clou à cette caricature de Dylan avec son [solo de musique à bouche qui dure deux heures et demie...]. Le ton est satirique, typique d'un Robert Charlebois à son meilleur pour relever les travers de ses contemporains, se collant ici sur His Bobness pour le rendu.
Il n'y a pas de faute prosodique à proprement parler dans ce morceau : outre la tonique qui tombe là où on l'attend, les groupes nominaux et verbaux sont soulignés par des accents d'intensité livrés naturellement - comme il se doit en français - sur la dernière syllabe prononcée.
Accentuer les syllabes qui le seraient naturellement dans une conversation, c'est conserver le fil de l'histoire, le sens de la pensée et, ultimement, l'attention de l'auditeur.
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Soumis par Pierre le 24 Mai, 2017 - 15:16.
Décaler l'accent tonique n'est pas un phénomène rare dans la chanson française, et ne date pas d'hier. Le réflexe d'accentuer la syllabe précédant la tonique, la « pénultième », [TAda] peut être retracé à l'infiltration du jazz américain anglophone en chanson française, remontant à la Deuxième Guerre mondiale. Voyons voir.
La notion de vouloir alléger l'interprétation tant musical que vocal dans la culture française s'est immiscée dès Charles Trenet avec « Swing Troubadour », son premier succès de 1938. Selon l'auteur de cette analyse, (6.27) « Dans le refrain, Trenet accentue la syllabe pénultième : [Swing TrouBAdour], rompant avec la règle d'accentuation de la dernière syllabe du mot en français et adoptant une prononciation qui donne à la phrase un relief différent, plus proche d'un phrasé anglais. […] Tout au long du texte Trenet insère des vers de trois syllabes dans lesquels il accentue la seconde : « Y'a D'LA joie […] Tout LE jour […] c'est L'Amour ». Cette stylisation de l'accentuation de phrase est aujourd'hui généralisée dans le hip-hop francophone [...] » L'auteur termine son propos en plaidant pour « la nécessité d'adapter la langue et les textes de chansons à ces formes [ce qui] encourage un mouvement de créativité par lequel se perpétue la tradition d'une poésie lyrique. »
Georges Brassens s'est nourrit de cette approche jazz en anticipant les temps faibles dans son phrasé (voir la note 23 à la page 62 du lien précédent). Je me rappelle avoir eu des discussions avec des amoureux du français qui reprochaient à Brassens le placement de la tonique sur [Les amourREUX qui s'BÉcotent sur les BANCS publics / BANCS publics / BANCS publics...], appuyant pesamment le monosyllabique [BANCS ] sur les temps forts 2, 3 et 4 (sur 8), alors que la tonique devrait (en principe) aller sur [puBLICS]. Georges semble avoir voulu se donner un élan rythmique en usant du [b] de [s'BÉcotent] comme tremplin pour rebondir sur les [b] suivants. Peut-être aurait-il fallu anticiper le décalage, et il devient par la suite hasardeux de vouloir replacer l'accent sans couper dans la ligne et/ou complètement la réécrire. Tant pis pour la prosodie. TAda-da.
Francis Cabrel, rebaptisé parfois « FRANcis CABrel », est aussi notoire pour son déplacement de la tonique à l'anglaise. Formé à l'école des songwriters américains, ceux-ci ont certainement imprégné son placement de la tonique, comme lorsqu'il s'interroge dans La Corrida : [EST-ce que CE_Monde est SÉRieux?]. Selon Claude Lemesle cité ici : « l'inversion de l'accent tonique sur
« sérieux » met en valeur « l'ironie douloureuse du propos ». Pourquoi pas.
Lucien Francoeur scande, sur Nelligan : « [Aaah, comme LA neig' A neiGÉ / Ma vitre est UN jardin de givr'...], accentuant des vocables qui n'ont pas forcément une grande importance. Karim Ouellet, sur L'amour, y va d'un [s'il nous est permis de garder l'ESSS-poir], anticipant accidentellement l'avant-dernière syllabe.
Martin Léon anticipe et décale l'accent tonique à l'ouverture de All in, sur "Les atomes" : [On LES voit BRILLer SUR les CÔTes] qui relève encore une fois du phrasé anglophone [TAda]. Peut-être l'unique faux-pas sur cet album autrement brillant et riche sur le plan du groove des paroles, la seconde moitié de la ligne retombe immédiatement sur ses pattes. Peut-être aussi était-ce une façon d'aller chercher l'oreille?
Même anticipation chez Loco Locass, sur Libérez-nous des Libéraux, qui ouvre ainsi: [PRÊT pas PRÊT la CHARrue CHARest, aCHARnée / CHARcute en CHARpie la CHARpente [...] à QUATRE ans à pÂTir à PÂLir à vue d'oeil /]. Du [TAda] récurrent dans le rap et le hip-hop.
On peut aussi relever de légers accrocs prosodiques dans Ce soir l'amour est dans tes yeux interprété par Martine St-Clair, sur des notes poussées au même endroit mélodique [EEEEN-core] ou [TOOOOU-jours], accentuant, techniquement parlant, les mauvaises syllabes. Un autre accroc prosodique réside dans la seconde ligne du refrain, qui va ainsi : [Ce soir l'amour est dans tes yeux / Mais demain MAT-in m'aimerais-tu un peu...].
Il reste assez simple de corriger cela, soit en replaçant l'accent sur la dernière syllabe, de [MAT-in] à [ma-TIN], en enchaînant bien le groupe de souffle par une anacrouse sur [Mais] : [Mais demain ma-TIN / m'aimerais-tu un peu...]; soit en ajoutant une particule sonore au début de la ligne et en omettant [matin], ce qui donnerait [Ah oui, mais deMAIN / m'aimeras-tu un peu], qui conserve la rime [in], et sonne tout à fait parlé.
D'ailleurs, c'est Louis-Jean Cormier qui aplani l'accroc sur sa reprise acoustique du titre. Si l'interprète ne le remarque pas sur le coup, le réalisateur de la chanson, lui, devrait l'attraper en cours de production. Visiblement, ça n'a pas été le cas. Néanmoins, cela demeure des accrocs relativement mineurs dans de bonnes chansons, sinon de grands succès. L'oreille francophone s'en accommode, il faut croire...
6.27 - Olivier Bourderionnet, "Swing troubadours - Brassens, Vian, Gainsbourg: les trente glorieuses en 33 tours", Summa Publications Inc, 2011
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Soumis par Pierre le 25 Mai, 2017 - 16:21.
La mise en musique
Lorsque vous choisissez une mélodie sur laquelle écrire, vous vous devez de la mémoriser et de l'assimiler dans ses moindre détails. Vous découvrirez quelles notes vous accrochent, quel passage mélodique (le hook) vous émeut, ou quel roulement rythmique vous mettra pratiquement les mots en bouche. Repérez et sentez les temps forts et laissez courir votre inspiration, spontanément, afin de créer une ligne guide qui sera raffinée éventuellement.
Pour les littéraires : vos paroles se déclinent à l'intérieur d'un cadre rythmique additionnel à l'aspect littéraire, soit celui de la musique qui carbure sur des temps forts et faibles, des tensions et des relâchements, pour produire une mélodie et une structure qui devraient aboutir en crescendo. Pour arrimer des mots sur des notes, il ne s'agit pas d'accoupler arbitrairement des syllabes sur des durées mélodiques variables, sans considération de l'endroit où celles-ci tombent. Les accents toniques doivent s'appuyer sur les temps forts d'un phrasé rythmique pour ancrer le groove.
Dans ce processus, la valeur d'un pied occupera nécessairement un espace rythmique X dans la mesure, de la ronde à la demi-croche. Une ligne de 6 à 12 pieds se déploie en moyenne sur huit temps (deux mesures), avec, pour résultat, un espacement variable entre les valeurs. Moins il y aura de syllabes dans votre ligne, meilleure sera l'opportunité de favoriser les notes tenues et l'épanouissement d'une mélodie aérienne. Plus vous ajouterez de pieds pour la même valeur de temps, plus vos chances augmentent pour que vos lignes se transforment en une mitraille rythmique. À vous de choisir.
Projetez vos lignes, scandez-les, chantez-les sur des phrasés de vos compositeurs préférés. Exagérez-les, sortez-les du cadre habituel. Sentez la cadence, et entendez-les prendre leur dimension sonore. Rédigez sur une pulsation régulière, de façon à donner un swing et de la musicalité à vos lignes. Développer une sensibilité musicale est certainement un atout pour accroître la musicalité de votre expression et de vos accents, comme une musique de la langue.
Traduire et adapter, un exercice valable?
Une manière de casser la glace et de s'affranchir d'un collaborateur/compositeur pour débuter réside en la création de nouvelles paroles sur une chanson existante. Au gré d'un artiste ou d'une pièce de votre choix, empruntez-lui son phrasé ou sa mélodie. Vous y trouverez des avantages : vous disposerez d'une mélodie et d'une forme musicale éprouvées, et travaillerez en compagnie d'un compositeur qui vous laissera toute liberté créatrice, ne chipotera pas sur les détails et, qui plus est, ne vous coûtera pas un sou!
Un désavantage, en cherchant beaucoup? Bon, l'exercice peut sembler un brin aride vu ainsi, et ce n'est peut-être pas la vision la plus glamour du métier de parolier, mais si ce n'est que ça, sachez que des traductions et des adaptations de chansons, ça existe même chez les plus grands. Des chansons ont toujours été traduites d'une langue à l'autre et ont été des œuvres valables qui passent le test du temps. Simon & Garfunkel ont adapté El Condor Pasa du folklore péruvien. Francis Cabrel l'a fait avec Rosie, un titre de Jackson Browne. Idem pour Joe Dassin, qui a chanté Le moustique du groupe The Doors (période post-Morrison) et Salut les amoureux, traduction de City of New Orleans.
Le groupe anglais The Kinks a vu plusieurs de ses chansons adaptées en français, notamment Apeman devenue Superman par Serge Lama. Jacques Brel a été traduit en anglais, etc. La liste pourrait être longue. Votre patron rythmique étant stable et se prêtant bien aux mots nouveaux, vous y trouverez une base de travail au début. Par la suite, si l'inspiration vous amène ailleurs, cela prendra la forme que ça prendra. Vous n'avez pas à vendre la mèche à qui que ce soit. Cela demeure entre vous et votre « source »...
L'exercice est valable à tous points de vue: il vous apprendra à vous astreindre à la rigueur d'une mélodie et apprivoiser la métrique des lignes, à débusquer les notes bleues, à mener à bien le développement d'une histoire et à vous familiariser avec la structure de la chanson. Bref, cet exercice est des plus formateur.
Ou encore, lorgnez du côté d'une langue que vous ignorez et adaptez un air que vous affectionnez. Ce n'est pas un geste vain. Le duo amérindien Kashtin a pondu des chansons mémorables en Innu, et proposent une base folk très accessible. Comme l'innu n'est pas une langue couramment parlé, les risque de se sentir influencé ou biaisé par le propos d'origine s'amenuisent, même si certains vocables évoqueront assurément des mots intelligibles et qui nous parlent.
« Écrit-on pareillement sur une mélodie qui vient d'une langue différente du français? » est une interrogation pertinente à ce point-ci. À mes yeux, l'ingrédient principal à considérer est le transfert de l'accent tonique qui se doit de tomber, au risque de me répéter, sur le premier temps de la mesure avec lequel il coïncide. L'on voudra coordonner les accents des paroles et les temps forts de la mélodie pour conserver le sens de l'expression, épouser la ligne mélodique et le souffle de l'interprète. Voilà ce que le mariage des mots sur une mélodie implique. Voilà, selon moi, le sens de la prosodie.
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